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Peu après le début de la pandémie de COVID-19, le gouvernement québécois a misé entre autres sur l’industrie de la construction pour faire rouler l’économie. Les autorités publiques doivent toutefois composer avec un problème de taille : le nombre de soumissionnaires diminue. Exploration d’un phénomène qui inquiète.

Le désintérêt pour les appels d’offres publics est tel que 72 % des entrepreneurs ainsi que 82 % des professionnels et professionnelles leur tournent le dos en cette période d’effervescence de l’industrie de la construction. C’est du moins ce que révèle une enquête de Raymond Chabot Grant Thornton (RCGT) à laquelle ont participé 679 membres de différentes associations du milieu de la construction à l’été 2020 et dont les résultats ont été publiés en mai dernier.

Les marchés publics laissent d’ailleurs de glace pas moins de 93 % des membres de l’Association des architectes en pratique privée du Québec (AAPPQ) qui ont participé à l’enquête, réalisée à la demande de six organisations représentant des constructeurs ainsi que des firmes d’architecture et de génie.

Un problème connu

Le Conseil du trésor est bien au fait du problème. Dans son Plan d’action pour le secteur de la construction, qui a été rendu public en mars 2021, il indique qu’à « la Société québécoise des infrastructures [SQI], pour les contrats d’une valeur supérieure à 100 000 $, le nombre moyen de soumissionnaires par appel d’offres est passé de 4,73 en 2015 à 3,19 en 2019, soit une diminution d’un peu plus de 30 % ».

La SQI a tenté une explication dans un échange de courriels. Son porte-parole, Martin Roy, a fait valoir qu’une « forte pression » est exercée sur « les projets en cours et à venir », en raison notamment de la crise sanitaire, de la rareté de la main-d’œuvre et des problèmes d’appro­visionnement en matériaux.

Des besoins mal définis

Au-delà de ces difficultés conjoncturelles, pourquoi laisser passer l’occasion d’obtenir ces mandats du secteur public ? L’AAPPQ explique d’abord le phénomène par le manque de précision qui caractérise de nombreux appels d’offres.

« La définition des besoins est parfois tellement peu claire qu’on ne sait pas si on est capable de répondre à l’appel d’offres en fonction de l’échéancier demandé, de l’équipe qu’on doit former et du budget », mentionne la directrice générale de l’AAPPQ, Lyne Parent.

À ce flou, il faut ensuite ajouter des calendriers serrés, notamment pour présenter une soumission, ainsi que certaines clauses contractuelles que 18 % des professionnels et professionnelles et 17 % des entrepre­neurs qui ont pris part à l’étude de RCGT ont qualifiées d’« abusives » dans le contexte actuel. L’étude indique en effet que « [certains] donneurs d’ouvrage n’ont pas considéré que le contexte de pandémie représente une force majeure et ont choisi d’imposer des pénalités de retard tout de même ».

Une règle décriée

Le processus d’adjudication des contrats est lui aussi critiqué, particulièrement en ce qui concerne les municipalités. Au gouvernement du Québec, les firmes d’architecture et de génie sont sélection­nées selon leurs compétences et leur expérience. Il en est de même dans les municipalités, mais celles-ci exigent également que le coût des services professionnels soit chiffré. Or, cette formule avantage « dans la grande majorité des cas » l’offre la plus basse au détriment du juste prix, d’après la directrice générale de l’AAPPQ.

Selon elle, les villes ont la possibilité de privilégier la qualité plutôt que le prix, en raison d’un changement législatif adopté en 2017, et peuvent ainsi se soustraire à la règle du plus bas soumissionnaire, mais peu le font.

Les municipalités sont d’ailleurs les donneurs d’ouvrage publics pour lesquels la baisse d’intérêt des architectes est la plus marquée. Près de 41 % des personnes sondées membres de l’AAPPQ disaient que leur intérêt à proposer leurs services aux municipalités avait décliné entre 2015 et 2020, selon l’étude de RCGT.

L’Union des municipalités du Québec indique avoir pris connaissance de ces résultats, mais elle ajoute « n’avoir pas eu d’écho de la part de [ses membres] » à ce sujet.

Des tarifs décidés par décret

Quant aux tarifs fixés dans le décret du gouvernement du Québec, ils sont un irritant pour 83 % des architectes qui ont pris part à l’étude de la firme RCGT.

C’est que le décret sur les honoraires des architectes, qui a été adopté en 1984, prévoit trois modes de rémunération : horaire, à forfait ou en fonction du pour­centage du coût des travaux. Or, le tarif horaire n’a pas été indexé depuis 2009. « Le décret n’est pas adapté à la situation actuelle », dénonce Lyne Parent.

Cadre de travail très rigide

Les architectes qui soumissionnent malgré tout dans le but de décrocher un contrat public doivent en outre, lorsqu’ils ou elles l’obtiennent, travailler dans un cadre rigide, hérité de la commission Charbonneau. « Un bon projet se fait à trois intervenants : le donneur d’ouvrage, les professionnels (architectes et ingénieurs) et les construc­teurs. S’il y a de la rigidité dans les rela­tions contractuelles, ça laisse peu de place à la discussion, à l’innovation et la souplesse », estime Lyne Parent.

Ces conditions de travail font en sorte que toutes les parties marchent sur des œufs, soulève pour sa part le président-directeur général de la Corporation des entrepreneurs généraux du Québec (CEGQ), Eric Côté. Dans ce contexte, si un problème survient, le réflexe est de trouver un ou une coupable plutôt qu’une solution.

« L’incompréhension et le manque de dialogue ont un impact sur le succès d’un projet. C’est très rare qu’il n’en fasse pas les frais », indique Eric Côté. 

Devant cet état de fait, Lyne Parent réclame une réflexion sur l’importance de développer un esprit de collaboration afin que de « meilleurs projets » puissent être réalisés.

Avec les autres organismes instigateurs de l’étude de RCGT – l’Association de la construction du Québec, l’Association des constructeurs de routes et grands travaux du Québec, l’Association des firmes de génie-conseil et l’Association québécoise des entrepreneurs en infrastructure –, l’AAPPQ et la CEGQ ont eu l’occasion de dialoguer avec de nombreux ministères et municipalités dans l’espoir d’assainir les relations contractuelles.

Si les autorités ont semblé entendre les doléances exprimées par le milieu de la construction, il reste à voir quelles mesures elles prendront concrètement pour amé­liorer la dynamique de travail et, en fin de compte, pour favoriser la construction de bâtiments publics de qualité.