Au cœur des villes, où les terrains à cultiver se font rares, l’agriculture urbaine doit s’implanter à même le cadre bâti. Du simple bac sur le balcon à la ferme verticale, entre réalisme et utopie, les architectes défrichent de nouveaux horizons cultivables.

En 2005, la firme Rayside Labossière faisait figure de précurseure en concevant une terrasse végétalisée sur le toit de ses locaux à Montréal. Une table de pique-nique, un parasol, un potager, des fleurs, des ruches : le toit était transformé en un milieu de vie convivial, un écrin de verdure. Depuis, les expériences de ce type se sont multipliées et surtout diversifiées au gré des espaces disponibles, des connaissances et de l’imagination des architectes. Des toitures se végétalisent, des structures accueillent des plantes grimpantes, et des serres coiffent les bâtiments. Mais cet élan est modulé par la réglementation et ralenti par un contexte économique peu propice.

Formes cultivables

L’agriculture urbaine intégrée aux bâtiments, « ce n’est pas seulement sur les toits », soutient Owen Rose, architecte principal de Rose architecture et coordonnateur du Groupe de travail sur les toitures végétalisées au Conseil du bâtiment durable du Canada – Québec. D’après lui, il ne faut pas sous-estimer le potentiel des murs, sur lesquels divers grimpants comestibles peuvent se déployer et fournir, par exemple, des concombres ou du raisin. Il y a aussi les balcons, qui ajoutent des surfaces cultivables à chaque étage, et les cours intérieures, qui bénéficient parfois d’un microclimat avantageux. Michel Lauzon, associé principal création chez Lemay, explore pour sa part le concept des serres verticales. « Les exploitants de serres cherchent de grandes surfaces, qui permettent de plus grandes productions », observe-t-il.

Dans le quartier Pointe-Saint-Charles, à Montréal, Mark Poddubiuk, professeur à l’École de design de l’UQAM et architecte en pratique privée, travaille depuis 10 ans à convertir le bâtiment 7, une ancienne propriété du CN, en équipement communautaire. Le projet prévoit des espaces à cultiver, mais l’architecte se questionne sur la meilleure stratégie : une serre sur le toit ou… à l’intérieur ? La première permet de bénéficier de la lumière du soleil, mais nécessite du chauffage, tandis que la seconde profite du chauffage provenant de l’enceinte du bâtiment, mais requiert un éclairage artificiel. Mark Poddubiuk étudie avec intérêt certains projets de l’étranger qui misent sur cette deuxième option.

Son N. Nguyen, architecte et professeur invité à l’Université de Montréal, confirme l’émergence de cette formule : « Aux États-Unis, il y a des fermes commerciales dans des hangars dont la production sous lumière artificielle est à la fois abondante et de qualité » (voir « The Plant, Chicago »).

Le toit demeure cependant l’espace architectural « le plus évident » pour l’agriculture urbaine, estime Ron Rayside, associé principal de Rayside Labossière. Même son de cloche de la part de Son N. Nguyen, qui a collaboré à plusieurs projets d’agriculture urbaine alors qu’il travaillait pour la firme Anshen + Allen en Californie. « D’après mon expérience, les toits fonctionnent mieux que les murs. L’ensoleillement est plus uniforme, et il y a moins de risques d’ombrage », indique-t-il.

Sur un toit, les possibilités se multiplient : bacs amovibles ou non, toiture végétalisée, serre, treillis pour plantes grimpantes et solutions mixtes. Le toit du Palais des congrès de Montréal, par exemple, combine ainsi des cultures au sol et sur treillis. 

Des contraintes

Toit vert des bureaux de la firme Rayside Labossière, Montréal, Rayside Labossière Photo: Rayside Labossière – Saul Rosales

Établir un potager sur un toit dépend évidemment de la capacité portante de la structure. « Celle-ci pourra-t-elle supporter la charge de la terre, des bacs, sans oublier la surcharge d’eau qui s’accumule dans la terre ? » demande Son N. Nguyen. « Les bacs sont-ils installés toute l’année ou entreposés ailleurs en hiver ? » poursuit Owen Rose. Comme la structure est conçue pour supporter la charge de la neige en hiver, elle supportera aussi le poids de quelques bacs en été. Il est donc possible de cultiver dans des bacs amovibles sans avoir à consolider la structure, à condition de les ranger en hiver.

À cette contrainte structurale s’ajoutent celles de l’alimentation en eau, du drainage, de l’étanchéité, de l’accès et de la sécurité. Si le toit devient accessible comme espace de vie, il faut le traiter comme un étage additionnel en ajustant le nombre de sorties au nombre d’occupants et en installant des garde-corps comme sur un balcon.

L’architecte devra aussi prévoir, entre le substrat et la membrane d’étanchéité, une couche de drainage pour acheminer l’eau de pluie et l’excédent d’arrosage vers les égouts. Ron Rayside préconise plutôt une stratégie de rétention d’eau pour réduire à la fois la consommation d’eau pour l’arrosage et la charge d’eau pluviale envoyée aux égouts.

Pour toutes ces considérations, les architectes doivent bien sûr se conformer au Code de construction du Québec ou au règlement sur la construction de la Ville où est situé le bâtiment. « La Ville a le droit de modifier le Code de construction du Québec pour les bâtiments qui sont de son ressort », rappelle Owen Rose. Ces derniers englobent entre autres les bâtiments résidentiels comportant un maximum de 2 étages ou de 8 logements, les établissements commerciaux de 300 m2 et moins, les bâtiments d’affaires d’un maximum de 2 étages et les établissements industriels de toutes tailles. Pour accompagner les architectes, la Ville de Montréal a d’ailleurs publié un guide sur la conception de toitures végétalisées. ‘

Ainsi, Montréal autorise les toitures vertes sur les ossatures de bois à certaines conditions. Par contre, un bâtiment de six étages en bois, par exemple, est régi par le Code de construction du Québec, qui n’accepte pas les toitures végétalisées sur une construction combustible, explique Owen Rose. « On fait la promotion des tours d’habitation en bois. Ces bâtiments sont en principe écologiques, mais ils ne peuvent pas avoir de toitures végétalisées », déplore Owen Rose. Certes, il est toujours possible de déposer une demande de mesures différentes auprès de la Régie du bâtiment, mais cette démarche occasionne des délais et des honoraires supplémentaires, précise l’architecte.

Autre source de difficultés : une serre sur un toit doit se conformer au Code de construction et non au Code national de construction des bâtiments agricoles, qui concerne plutôt les serres au sol (voir « Les nouveaux pionniers »).

Pas de jardin sans jardinier

Projet Collectif S5, serres verticales sur le silo n°5, Montréal, Collectif S5 et Lemay
Photo : Collectif S5 et Lemay

« Renforcer une toiture coûte très cher, prévient Ron Rayside. Il est plus facile de prévoir la structure quand on construit en neuf. » Dans les recommandations qu’elle a transmises à la Ville de Montréal en mars 2017, la Commission permanente sur l’eau, l’environnement, le développement durable et les grands parcs prône justement, pour toute nouvelle construction, « le renforcement structural préventif permettant l’implantation éventuelle d’une toiture végétalisée extensive ».

En phase de conception, pourquoi ne pas prévoir également un ensemble de dispositifs pour cultiver sur ou dans le bâtiment : des bacs intégrés au garde-corps des balcons, des treillis sur les murs, un accès sécuritaire au toit ? C’est l’approche du projet The Plant, réalisé par Windmill et Curated Properties à Toronto. Ce bâtiment offre aux occupants des aménagements pour cultiver sur leur balcon et dans leur cuisine ainsi qu’une serre commune.

Mais, comme le dit Mark Poddubiuk, « on n’a pas de jardin sans jardinier ». La question se complique dans un projet d’agriculture urbaine à visée sociale et, à plus forte raison, commerciale, car « l’agriculture urbaine, ce n’est pas seulement la production, c’est aussi la transformation et la distribution », poursuit-il. Or, au Québec, ces aspects ne sont mis en œuvre que dans de rares cas, notamment celui des Fermes Lufa, la seule entreprise commerciale à exploiter des serres intégrées à des bâtiments (voir « Les nouveaux pionniers »), et quelques projets sociaux comme le Santropol Roulant, Sentier Urbain ou Les Urbainculteurs. Pour l’instant, fait remarquer Son N. Nguyen, « L’agriculture urbaine est surtout utilisée comme un outil éducatif, pas comme un outil de production. »

Pour sa part, le cabinet Lemay a travaillé sur un projet de toiture végétalisée au-dessus des bureaux du Groupe Lumenpulse, à Longueuil, qui conçoit et fabrique des équipements d’éclairage DEL. « Mais des contraintes opérationnelles ont eu raison du projet », relate Michel Lauzon. Trouver un modèle financier viable qui intègre les opérations d’entretien, de récolte et de distribution constituait un défi qui n’a pas pu être relevé. On n’est donc pas prêt de voir au Québec des fermes urbaines verticales comme la serre mécanisée de Skygreens à Singapour. « On est capable de résoudre les problèmes techniques, mais à quel prix ? » convient Owen Rose.

Il serait peut-être plus rentable de sauver de l’urbanisation les quelques arpents de terre cultivable qui subsistent en ville…


Des serres verticales pour cacher le béton

C’est avec une approche d’agriculture urbaine que Lemay a remporté le concours Reimagine A New York City Icon, en février 2016. Ce concours s’inspirait du Défi 2030, auquel adhère la Ville de New York, et invitait à renverser la perception négative de l’immeuble MetLife sur Park Avenue. La proposition de Lemay, intitulée Farm Follows Fiction, est de couvrir de serres la façade sud du bâtiment. « Les panneaux de béton préfabriqués sont vétustes et doivent être remplacés. Plutôt que de les enlever, on a créé une deuxième enveloppe de verre pour les soustraire aux éléments extérieurs et, dans l’interstice, on fait une serre », explique Michel Lauzon.

Dans ce projet, la serre participe aussi aux échanges thermiques du bâtiment, accumulant les gains solaires en hiver et évacuant la chaleur par le haut, par ventilation passive, en été. Selon les simulations, le MetLife ainsi revampé consommerait 80 % moins d’énergie et émettrait 72 % moins de CO2. Surtout, sa masse de béton cesserait de défigurer la grande avenue new-yorkaise. En plus de verdir le cadre urbain, le bâtiment produirait des fruits et des légumes pour approvisionner le marché du quartier et fournirait des emplois en agriculture. Belle perspective que Lemay a réincarnée dans une proposition sur le silo no 5 à Montréal.

Farm Follows Fiction, proposition de Lemay au concours Reimagine A New York City Icon Illustration : Lemay – LemayLAB

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