Il existe chez les architectes une perception selon laquelle les budgets de construction des projets publics ont stagné au fil du temps. Esquisses a voulu vérifier à quoi tient cette perception et, si stagnation budgétaire il y a, quels sont ses effets sur les bâtiments.
Jusqu’en 2019, les constructeurs de logements sociaux bénéficiant d’un financement provenant du programme AccèsLogis devaient composer avec des « coûts maximaux de réalisation admissibles » ayant été augmentés pour la dernière fois… en 2009. Depuis, de nouvelles sommes ont été ajoutées au programme pour rendre certains projets viables, et une indexation a eu lieu en juillet 2019, mais sans plus.
On observe des signes de stagnation du même genre dans des projets immobiliers financés par différents ordres de gouvernement, mais ils sont rarement aussi bien documentés. C’est lorsqu’on parle à des intervenants et intervenantes du milieu de la construction et de l’architecture que de telles histoires émergent : une ville qui lance un appel d’offres en reconduisant des budgets désuets; un ministère qui estime les coûts de ses bâtiments sans tenir compte des nouvelles normes de construction…
Chose certaine, l’État québécois a pendant longtemps eu du mal à estimer correctement les coûts de ses projets d’infrastructures. En 2012, une équipe de recherche de SECOR et KPMG a analysé tous les projets inscrits au Plan québécois des infrastructures 2011-2016 et en a conclu que, « malgré les efforts réalisés au cours des dernières années pour améliorer la planification et la gestion des projets québécois d’infrastructures, on observe encore des révisions de coûts à la hausse significatives dans les projets en cours de réalisation ou de planification, notamment pour les projets majeurs » (voir « Des coûts largement sous-estimés », p. 33). Reste à savoir si c’est toujours le cas.
Une question de modélisation
Richard A. Fortin, architecte associé chez Bisson Fortin architecture + design, ne peut pas dire si les budgets cibles des projets publics ont stagné ces dernières années. Toutefois, ce dont il est convaincu, c’est que les donneurs d’ouvrage ont encore aujourd’hui beaucoup de difficulté à estimer de façon réaliste les coûts des projets pour lesquels ils lancent des appels d’offres.
« Quand un donneur d’ordre réduit ainsi ses critères, c’est une forme d’aveu de sa part que le budget initial n’était pas en concordance avec la réalité du projet à réaliser. »
— Richard A. Fortin,
Le professionnel en veut pour preuve le fait que, dans plusieurs projets auxquels il a participé, les donneurs d’ouvrage ont abandonné des critères de performance en cours de mandat : réduction de la qualité des revêtements ou des dimensions totales de fenestration, par exemple. « Quand un donneur d’ordre réduit ainsi ses critères, dit-il, c’est une forme d’aveu de sa part que le budget initial n’était pas en concordance avec la réalité du projet à réaliser. »
Interrogé sur la question, l’économiste en construction agréé Yvon Chabot indique qu’à sa connaissance, il serait exagéré de parler d’une stagnation des budgets de construction dans le secteur public. Au cours des dernières années, il explique avoir été consultant dans une variété de projets incluant des salles de spectacle, des bibliothèques et des hôpitaux. « À chaque projet, il faut normalement revalider les budgets en fonction du marché, ce qui permet de les ajuster. Mais quand cette évaluation n’est pas faite et qu’on se base sur un coût au mètre carré, il y a un risque que les budgets ne reflètent pas les coûts du marché. » Ce risque est particulièrement élevé dans le marché inflationniste actuel, souligne celui qui a aussi participé à l’élaboration de la norme ASTM E1557-09 pour la planification et le contrôle des coûts, qu’il a aidé à implanter à la Société québécoise des infrastructures (SQI) dans les années 2000.
Selon lui, les donneurs d’ouvrage qui prennent soin de détailler leur budget « par éléments de construction » se donnent les moyens de limiter les écarts budgétaires. « Cette approche n’empêche pas les dépassements, mais elle permet de ventiler les coûts pour mieux cibler les dépassements, les comprendre et s’ajuster. On a ainsi un meilleur contrôle sur les coûts à chaque étape de la construction et pour chaque élément du projet », précise l’économiste. Il cite en exemples la SQI et un certain nombre de municipalités québécoises – y compris Québec et Montréal – qui, à ses yeux, ont adopté une méthodologie rigoureuse.
Une lente évolution
L’économiste reconnaît cependant que certaines administrations publiques tardent à prendre le virage. Il évoque le cas d’une grande ville québécoise – dont il demande de taire le nom – qui a récemment lancé un appel d’offres pour une bibliothèque sur la base du budget d’un projet antérieur sans l’actualiser.
Le ministère de l’Éducation ferait aussi preuve de lenteur. « Jusqu’au début de l’année 2020, affirme-t-il, les budgets des écoles étaient estimés à l’aide de budgets historiques et selon une approche d’estimations “au pied carré” qui ne tient pas compte des besoins d’une école d’aujourd’hui, en matière de choix des matériaux [puisqu’on demande plus de bois] et d’aménagement extérieur, particulièrement. » La gestion des appels d’offres d’une partie des écoles secondaires a depuis été transférée à la SQI, précise-t-il, ce que l’organisme nous a confirmé par courriel.
Yvon Chabot reconnaît en outre que, malgré l’adoption des meilleures pratiques, il peut être difficile pour un donneur d’ouvrage de s’ajuster rapidement à une nouvelle réalité du marché. Qu’il s’agisse du prix du bois, qui a connu des fluctuations importantes au cours de la dernière année, ou de l’entrée en vigueur de nouvelles normes en matière d’environnement ou de santé et sécurité.
« Quand les ingénieurs du ministère de l’Éducation ont demandé d’augmenter le nombre de changements d’air dans les écoles [ce qui exige des échangeurs d’air de plus grande puissance], les budgets de construction n’ont pas été ajustés en conséquence », illustre-t-il.
Les nouvelles normes en matière d’efficacité énergétique ne semblent pas non plus se refléter dans les budgets des appels d’offres publics. « Certains clients du secteur institutionnel souhaitent que l’on obtienne des certifications LEED pour leurs bâtiments, mais ils omettent de prévoir les budgets et les stratégies pour y parvenir », indique Richard A. Fortin.
Reporter ou rogner sur la qualité
Lorsque le budget est insuffisant, il y a deux scénarios possibles : soit on reporte le projet en attendant d’obtenir d’autres sources de financement, soit on abaisse les critères de qualité du bâtiment pour en réduire les coûts de construction.
Dans le domaine des logements sociaux, le recours à la seconde avenue demeure limité. « Le programme AccèsLogis [respecte] des normes de construction plus élevées que celles du Code du bâtiment », explique Marcellin Hudon, directeur du développement des actifs de l’Office municipal d’habitation de Montréal. « Pour mener à bien un projet tout en répondant aux critères du programme, il faut généralement compléter le financement avec l’aide d’autres sources. Ce sont bien souvent les villes qui prennent le relais. »
Le directeur cite en exemple une annonce récente de la Ville de Montréal, qui s’est engagée à verser une subvention de 5,7 M$ sur une enveloppe totale de 65 M$ pour aider la Coopérative d’habitation laurentienne à réaliser dans l’arrondissement de Saint-Laurent un projet de logement social déposé dans le cadre du programme AccèsLogis.
À d’autres moments, c’est le deuxième scénario qui l’emporte. Richard A. Fortin a collaboré à plusieurs mandats où le donneur d’ouvrage public a préféré retirer des critères de qualité plutôt que de renoncer à son projet. « Régulièrement, des clients nous demandent d’enlever l’obligation de recourir à l’Association des maîtres couvreurs du Québec pour garantir la qualité de réalisation des toitures », illustre-t-il.
L’architecte a vécu une situation du même genre au sein d’un consortium dans un projet institutionnel en gérance de construction dans le secteur de la santé. « Le gérant a exigé à la dernière minute de substituer des revêtements d’enduits, certes moins chers, mais ayant une durée de vie nettement moins longue, à certains revêtements de briques – que l’on savait durables. Quand un gérant ou un client fait ce genre de demande, il épargne un peu d’argent, mais c’est au détriment du cycle de vie et de la pérennité de son projet. En matière de développement durable, on ne peut plus penser de la sorte au Québec. »
À quand une estimation des coûts qui voit plus loin ?
Des coûts largement sous-estimés
Selon une étude des firmes SECOR et KPMG publiée en novembre 2012, les budgets initiaux du Plan québécois d’infrastructures 2011-2016 ont été sous-estimés de :
56 %*
pour l’ensemble des projets de 40 M$ et plus;
78 %*
pour 18 projets importants;
129 %*
pour les 20 projets ayant les écarts les plus importants.
* Écart mesuré entre les coûts annoncés lors de l’inscription et le coût prévu au moment de l’étude.
NDLR : Nous avons demandé au ministère de l’Éducation de réagir aux propos d’Yvon Chabot, mais nous n’avons pas obtenu de réponse.