Réaliser un projet de construction au Québec en 2021 s’avère un circuit semé d’obstacles. La hausse des prix des matériaux, les difficultés d’approvisionnement et la rareté de la main-d’œuvre font partie des écueils auxquels se heurtent les firmes d’architecture et leurs partenaires, les entreprises de construction.
Les entrevues pour cet article ont été réalisées en mai 2021. La situation pourrait avoir changé au moment de la publication.
Les quatre architectes du bureau TERGOS Architecture + Construction, établi à Québec, conçoivent des immeubles résidentiels. Ici, on a l’habitude d’enchaîner les projets. Dès que l’un est terminé, un autre est lancé.
Cependant, avec les perturbations qui secouent l’industrie de la construction depuis 2020, les projets s’accumulent. « On en a tellement qu’il faut les séquencer. C’est beaucoup plus de gestion et beaucoup de bouleversements », soupire la fondatrice et directrice des opérations architecture de la firme, Geneviève Mainguy.
Les retards dans la livraison du bois et les prix galopants de la matière ligneuse compliquent particulièrement le travail de cette équipe de conception qui prône une approche écologique. On doit parfois retourner à la table à dessin pour retoucher des plans afin de limiter la quantité de bois requise par le projet ou encore opter pour des matériaux moins écoresponsables. Et la clientèle doit se décider rapidement : des fournisseurs garantissent leurs prix pour quelques jours à peine.
« Faire une maison en acier, ce n’est pas notre premier choix, illustre Geneviève Mainguy. C’est beaucoup moins écologique. On préfère mettre le bois de l’avant. »Or, choisir un autre matériau par les temps qui courent, c’est s’assurer de livrer le bâtiment à temps.
L’aspect financier joue aussi. Un immeuble d’habitation qui doit être construit dans le centre-ville de Québec selon les plans de TERGOS sera finalement doté d’une structure en coffrage isolant faite de béton et de panneaux de polystyrène plutôt qu’en bois. « Pour un immeuble de huit logements, [notre client] épargnera environ 200 000 $ en changeant de matériau. Ce n’est pas rien », estime Geneviève Mainguy.
Les besoins contre le prix
Le secteur public n’est pas à l’abri de ces difficultés. La firme montréalaise d’architecture et de design Lemay a imaginé certaines des écoles secondaires de nouvelle génération que souhaite ériger le gouvernement du Québec.
« On a proposé une architecture très minimaliste pour mettre en valeur l’espace et la lumière. C’est une architecture de bois, de béton et de verre, trois matériaux qui ont subi des hausses de prix marquantes ces derniers mois. On peut nous demander de retoucher les plans, mais ça fait partie des critères de design originaux », dit l’associé principal et directeur corporatif de marché pour le secteur Transport, de Lemay, Jean-François Arcand. Or, la Société québécoise des infrastructures (SQI) a indiqué que ces projets seront réalisés « selon la même portée de réalisation et de coût ».
« Quand il y a de grands écarts, c’est impossible de dire aux clients que nous répondrons aux mêmes besoins à l’intérieur du même budget. »
– Jean-François Arcand
Même si les coûts de construction se sont emballés, les budgets des maîtres d’ouvrage n’ont pas été révisés à la hausse, rapporte l’architecte de Lemay. « Soit il faut être plus créatif, soit on en donne moins pour le même prix. »
« Quand il y a de grands écarts, c’est impossible de dire aux clients que nous répondrons aux mêmes besoins à l’intérieur du même budget, poursuit-il. Est-ce que les besoins du client peuvent être revus, ou ce dernier doit-il aller chercher un nouveau financement ? Dans les projets publics, la décision revient au Conseil du Trésor. Et la poche n’est pas élastique. »
« La tempête parfaite »
Si les matériaux sont si onéreux et si difficiles à trouver, c’est que la « tempête parfaite » a déferlé, souligne Guillaume Houle, le porte-parole de l’Association de la construction du Québec (ACQ), qui représente 17 000 entrepreneurs.
D’une part, les Québécois et les Québécoises, confinés à la maison, ont rénové leur chez-soi, et les gouvernements ont misé sur de grands projets de construction pour relancer l’économie après des mois pandémiques pénibles.
D’autre part, les fabricants et les distributeurs de matériaux, qui n’ont pas été à l’abri des éclosions de COVID-19, ont dû augmenter la cadence malgré les difficultés à recruterde la main-d’œuvre et les nombreuses embûches qui ont affecté la chaîne d’approvisionnement. La grève au port de Montréal en est une, et les changements climatiques en ont aussi généré.
« La Colombie-Britannique est l’un de nos fournisseurs de bois, mais il y a eu des incendies et des invasions d’insectes, ce qui fait que l’offre – notamment de contre-plaqué – est beaucoup plus mince », indique le président et chef de la direction de l’Association de la quincaillerie et des matériaux du Québec, Richard Darveau.
À l’échelle mondiale, la chaîne de transport a dû relever le défi colossal de livrer des équipements de protection individuelle à la vitesse grand V pendant la pandémie. « Il n’y a pas plus de bateaux, et il y a moins d’avions qu’avant. Alors, [les matériaux] rentrent au compte-gouttes », dit Richard Darveau. Il ajoute qu’avec l’essor du commerce électronique, bien des camions ont été utilisés pour livrer des colis plutôt que des marchandises.
Résultat : les prix des matériaux ont bondi. De janvier à mai, ils ont augmenté de 50 % pour les structures d’acier, de 40 % pour les structures de bois et de 30 % pour les produits d’isolation, d’après des estimations fournies par l’ACQ.
À tout cela, il faut ajouter la main-d’œuvre qui fait défaut. Avant même le déclenchement de la pandémie, une étude réalisée en 2019 par la firme Raymond Chabot Grant Thornton évaluait qu’environ 20 000 travailleurs et travailleuses devaient être recrutés chaque année au Québec par les entreprises de construction au cours des dix années suivantes pour répondre à la demande. La Commission de la construction du Québec émet des prévisions plus modestes, soit environ 13 000 travailleurs et travailleuses à recruter chaque année pour les cinq prochaines années.
« En raison de la pénurie de main-d’œuvre, des travaux qui seraient normalement exécutés en trois semaines en prennent maintenant quatre », souligne Guillaume Houle. Il ajoute que les mesures sanitaires imposées depuis mars 2020 ont aussi ralenti le rythme des chantiers, les travailleuses et les travailleurs devant prendre le temps de se laver les mains et veiller à maintenir une distanciation physique. « On veut éviter que le plombier croise l’électricien. Alors, au lieu qu’ils se côtoient, ils font le travail l’un après l’autre », illustre le porte-parole de l’ACQ.
Quand cette épineuse situation se résoudra-t-elle ? « On se demande comment la crise des 15 derniers mois peut prendre moins de 15 mois à se résorber », avance Jean-François Arcand avec prudence. Richard Darveau ne s’attend pas à un retour à la normale avant 2022.
Des projets triés sur le volet
D’ici là, les bureaux d’architectes choisissent leurs projets avec soin. Ils en refusent ou ils ne présentent pas de soumission s’ils jugent qu’ils ne sont pas en mesure de répondre aux exigences.
Et quand les firmes décident d’apporter leur expertise, elles interrogent chaque angle du projet. « Ce qui a un impact important, c’est l’espace, dit Jean-François Arcand. Quand on est capable de couper de l’espace, on réduit la facture. Dans beaucoup de projets, on arrive à construire moins et à répondre aux besoins du client. »
TERGOS tente pour sa part d’étirer les échéanciers pour s’assurer d’avoir en main les matériaux et la main-d’œuvre nécessaires. « On doit se donner de la flexibilité en accordant six mois pour faire des travaux qui en prennent en réalité seulement deux », relate Geneviève Mainguy.L’objectif : tenir le coup jusqu’à ce que la situation s’améliore.