Concevoir, construire, utiliser, démolir. Ce modèle linéaire reste encore celui qui guide la majorité des projets d’architecture. Mais de plus en plus d’organisations au Québec œuvrent à l’émergence d’une approche circulaire.
Au Québec, en 2020, le secteur de la construction, de la rénovation et de la démolition a produit 1 364 000 tonnes de déchets qui ont pris le chemin des sites d’enfouissement. Il s’agit de près de 30 % de toutes les matières éliminées au Québec, selon Recyc-Québec. De leur côté, les centres de tri reçoivent 1 700 000 tonnes de résidus de construction destinés à être recyclés ou réutilisés.
Le modèle linéaire de l’architecture porte une part de responsabilité dans ce bilan. En règle générale, l’architecte a le mandat de concevoir un ouvrage en fonction d’un usage précis, et on ne lui demande pas d’en prévoir la fin de vie. La plupart de ces constructions sont démolies un jour, puis remplacées par du neuf. Les matériaux, souvent venus de loin, finissent en grande partie au dépotoir.
À l’inverse, « l’architecture circulaire invite à envisager dès le départ la possibilité que l’usage du bâtiment change ou qu’il soit démonté et que ses matériaux soient réutilisés », résume Bechara Helal, professeur adjoint à l’École d’architecture de l’Université de Montréal (UdeM).
Selon lui, cette approche devient le nouveau front du développement durable, qui s’est beaucoup concentré jusqu’à maintenant sur l’efficacité énergétique, le recyclage des matériaux et les questions éthiques (par exemple en ce qui concerne les conditions de travail dans la production de matières premières).
Daniel Pearl, architecte au cabinet L’OEUF Architectes et professeur titulaire à l’UdeM, promeut l’architecture circulaire depuis bien avant l’apparition de cette expression. Déjà, en 1992, il avait utilisé certains matériaux récupérés pour construire les locaux de son bureau. En 2002, il a répété l’expérience pour son deuxième cabinet en employant encore plus de matériaux récupérés. Pour lui, l’économie circulaire incite les architectes à imaginer une architecture plus flexible. « Dans la mode vestimentaire, le design “loose fit” permet de continuer de porter des vêtements même si on prend un peu de poids, illustre-t-il. Cette approche peut s’appliquer aux bâtiments, que l’on évitera de concevoir pour un usage très précis. »
Révolution culturelle
Le modèle circulaire représente aujourd’hui un énorme changement culturel. Pourtant, il a prévalu durant la majeure partie de l’histoire de la construction. « Traditionnellement, les gens bâtissaient avec ce qu’ils avaient sous la main et réutilisaient les matériaux, rappelle Bruno Demers, directeur général d’Architecture sans frontières Québec (ASFQ). L’avènement du monde industriel a généré une abondance de composantes préfabriquées à coût relativement faible, ce qui incite au gaspillage. »
S’éloigner de ce modèle exige l’application de différentes stratégies pour éliminer le résidu ultime : celui qui se retrouve au site d’enfouissement. Elles sont souvent connues sous l’appellation « hiérarchie des 3RV-E » soit, en ordre décroissant d’efficacité : la réduction, le réemploi, le recyclage, la valorisation des matières (pour réaliser un autre produit) et la valorisation énergétique (pour créer de la chaleur, de la vapeur ou de l’électricité).

Photo : Philippe Latour
« L’architecture repose [actuellement] sur l’émulation, les concours, la compétition. L’architecte veut se distinguer. Mais l’architecture circulaire s’appuie sur d’autres valeurs, centrées sur la réduction des impacts environnementaux », dit Bruno Demers.
Idéalement, le réemploi doit être prévu dès la phase de conception (voir « Concevoir en mode circulaire »). Mais pour le moment, l’architecture circulaire se manifeste surtout par des initiatives de réemploi des matériaux, ce qui exige de remplacer la démolition par la déconstruction. « Déconstruire signifie démonter un bâtiment ou une partie importante de celui-ci en préservant l’aspect structurel et la valeur de ses composantes afin qu’elles demeurent réutilisables », précise Bruno Demers.
Ce mouvement commence à prendre de l’ampleur dans certaines régions du monde. Aux États-Unis, des organisations collaborent à la déconstruction de bâtiments depuis 30 ans. L’organisme à but non lucratif Build Reuse, par exemple, qui promeut le réemploi des matériaux, existe depuis 1994. En Europe, la Commission européenne faisait une priorité du réemploi des matériaux en 2018 dans la mise à jour de sa directive relative aux déchets, bien que les retombées sur l’industrie européenne de la construction soient encore limitées (voir « Europe : La circularité se met en place »).
Des démarches prometteuses
Au Québec aussi, un écosystème de l’architecture circulaire s’organise. Le Centre d’études et de recherches intersectorielles en économie circulaire (CERIEC) de l’École de technologie supérieure a lancé en août dernier son laboratoire d’accélération en économie circulaire dans le secteur de la construction (voir « Réinventer ensemble »).
Le Regroupement des récupérateurs et des recycleurs de matériaux de construction et de démolition du Québec (3R MCDQ) se penche quant à lui sur la création de débouchés pour le réemploi des matériaux issus des déconstructions.
ASFQ gère pour sa part le programme Matériaux Sans Frontières (MSF). L’organisme reçoit des dons de matériaux neufs inutilisés ou usagés, puis les vend à des fins de réemploi. « Nous remettons un reçu de charité équivalent à la valeur marchande des matériaux, explique Bruno Demers. C’est important, parce que déconstruire coûte souvent plus cher que démolir. » Le crédit d’impôt pour dons aide à rentabiliser les coûts associés au démantèlement et à payer le transport des matériaux offerts. MSF vise ainsi à remettre en circulation 2000 tonnes de matériaux annuellement, un projet qui a remporté en 2021 le prix coup de cœur (décerné en fonction du vote du public) aux Prix initiatives circulaires du regroupement Québec Circulaire.
ASFQ a aussi acquis en 2021 l’entreprise d’économie sociale Éco-Réno, qui commercialise des matériaux usagés (voir « Pour aller plus loin »). L’organisme compte s’appuyer sur cette transaction pour implanter à Montréal un centre de réemploi de matériaux et de conseils en déconstruction et réemploi.
Recyc-Québec est devenue une actrice majeure de l’économie circulaire, depuis que cette dimension a été ajoutée à sa mission en 2015. L’organisme a collaboré avec l’OBNL Circle Economy, installé à Amsterdam, pour rédiger le premier Rapport sur l’indice de circularité de l’économie québécoise, publié en mai 2021. On peut y lire que seulement 3,5 % de notre économie est circulaire, ce qui est nettement sous la moyenne mondiale de 8,6 %.
« Notre rôle principal est de soutenir financièrement des projets d’économie circulaire, notamment dans le secteur de la construction, pour favoriser une meilleure conception et une meilleure gestion de la fin de vie des bâtiments et des infrastructures ou encore une symbiose entre des partenaires », dit la PDG de Recyc-Québec, Sonia Gagné.
L’un de ces projets, Bâtiment 7, a permis de détourner 1500 tonnes de résidus en transformant d’anciens ateliers ferroviaires du CN destinés à la démolition en centre communautaire autogéré (voir « Circularité appliquée »).
La part de l’architecte
L’architecture circulaire ne repose pas seulement sur les épaules des architectes. « C’est un effort transdisciplinaire, reconnaît Bechara Helal. Cependant, l’architecte peut jouer un rôle d’éducation et de sensibilisation auprès des donneurs d’ouvrage. » (Voir « Concevoir en mode circulaire »).
Il observe que les étudiantes et étudiants en architecture ont intégré l’importance du développement durable et de la diminution de l’impact environnemental, mais pas encore celle de la circularité. « Il manque quelques projets qui marqueraient les esprits, comme la tour d’habitation Origine [à Québec] l’a fait pour les constructions en bois de grande hauteur. »
Daniel Pearl estime que les architectes jouent un rôle clé dans ce changement de paradigme, puisqu’ils et elles agissent dès l’étape de la conception. Il aimerait les voir faire preuve de plus d’ambition. « Il faut repenser tout notre style de vie, et les architectes peuvent y contribuer. »
L’ancien pont Champlain : une déconstruction historique

Photo : Les Ponts Jacques Cartier et Champlain Incorporée
La société Les Ponts Jacques Cartier et Champlain Incorporée (PJCCI) fait désassembler pièce par pièce l’ancien pont Champlain plutôt que de le démolir. L’opération, qui a commencé cet hiver et devrait se poursuivre jusqu’en janvier 2024, est une première au Québec pour un ouvrage de si grande envergure. Réalisée par le consortium Nouvel Horizon Saint-Laurent, elle générera 250 000 tonnes de béton, 25 000 tonnes d’acier et 12 000 tonnes d’asphalte.
« Notre appel d’offres exigeait que 90 % des matières soient recyclées ou réutilisées, afin de réduire l’impact environnemental de la déconstruction », précise la directrice des communications, Nathalie Lessard.
PJCCI a lancé un programme de récupération à grande échelle pour favoriser le réemploi. L’organisme discute notamment avec des organisations et des villes qui envisagent de reprendre les immenses treillis modulaires d’acier de 50 m de long installés entre 2014 et 2018 pour renforcer la structure du pont. En novembre, l’Union québécoise de réhabilitation des oiseaux de proie a d’ailleurs reçu deux de ces treillis, qu’elle utilisera dans une nouvelle passerelle au-dessus de la rivière Salvail à Saint-Jude, en Montérégie.
Le public pouvait aussi proposer jusqu’au 31 décembre 2021 des projets de réemploi dans le cadre d’un concours qui porte sur plus de 400 pièces d’acier de la structure. Le jury est composé de sept personnes provenant de milieux variés comme l’économie circulaire, l’architecture et les arts visuels. Les gagnants et gagnantes pourront acquérir ces pièces au même prix que si elles avaient été vendues à un recycleur. La plus grosse pièce, qui pèse 6000 kg, ne coûtera que 485 $.
« Bien sûr, ces efforts poursuivent un objectif environnemental, mais il y a aussi un aspect mémoriel, conclut Nathalie Lessard. Il nous semble important que des morceaux de cet ouvrage majeur subsistent un peu partout au Québec. »