Les réseaux sociaux constituent une tribune incroyable pour exprimer ses opinions en un clic. Mais à titre de membre d’un ordre professionnel, surveillez votre langage !
Qui aurait cru qu’une simple publication Facebook mènerait au dépôt de 1156 plaintes auprès d’un ordre professionnel ? C’est bien ce qui s’est passé à la fin de 2023, quand un cardiologue québécois a donné son avis de manière violente sur le conflit israélo-palestinien.
Le conseil de discipline du Collège des médecins a jugé que ses propos n’étaient pas dignes d’un professionnel et l’a déclaré coupable d’avoir posé un acte dérogatoire à l’honneur de sa profession1.
Ce n’est pas un cas isolé. Ce genre de situation occupe régulièrement les 46 différents ordres professionnels de la province : une sexologue2 qui fait des vidéos dans son lit, un chimiste3 qui propage une théorie voulant qu’un vaccin contre le tétanos serve à stériliser les Africaines, une opticienne4 qui insulte une cliente sur la page Facebook de sa clinique… Si aucun dossier du genre n’a été judiciarisé à l’Ordre des architectes du Québec, le bureau de la syndique a néanmoins dû faire face aux comportements problématiques d’architectes sur les réseaux sociaux. Si bien qu’il a fait appel à Me Marie-Claude Sarrazin, avocate associée chez Sarrazin+Plourde, pour obtenir un avis juridique sur le sujet.
Les limites de la liberté d’expression
Cette question est encadrée à la fois par le Code des professions, qui concerne les membres de tous les ordres de la province, et par le code de déontologie de chaque profession. Comment ces documents de référence départagent-ils les propos émis à titre de citoyen ou de citoyenne et ceux prononcés en tant que membre d’un ordre ? Ils ne le font tout simplement pas, la réalité étant qu’il n’y a pas de différence entre les deux. « Quand on est un professionnel, on est un professionnel tout le temps, indique Me Sarrazin. Je n’ai pas vu de cas concernant les réseaux sociaux où on a rejeté une plainte disciplinaire sous prétexte que la personne a émis les commentaires dans sa sphère privée. »
Bien sûr, la liberté d’expression des professionnels et des professionnelles est importante pour la société. Par exemple, un groupe de médecins a diffusé sur YouTube, en 2011, une visite de sa salle d’urgence pour dénoncer sa désuétude. Peu de temps après la publication de la vidéo, le ministre de la Santé de l’époque annonçait un investissement pour l’agrandissement de l’urgence en question. « Chaque professionnel dispose de la même liberté d’expression que tout citoyen, protégé par la Charte canadienne des droits et libertés, souligne Me Marie-Claude Sarrazin. Par contre, comme tout droit et toute liberté, elle peut être restreinte; c’est une limite raisonnable dans une société démocratique. On demande aux conseils de discipline de procéder à la balance entre la liberté d’expression et les valeurs que protègent les codes de déontologie et des professions », c’est-à-dire l’honneur et la dignité de la profession.
Ces deux derniers concepts peuvent sembler flous dans le texte des différents codes. C’est voulu ! Pour que les codes passent bien l’épreuve du temps, ils visent à englober le plus de situations possible au fil de l’évolution de la société. Ainsi, les membres d’un ordre doivent surveiller leur propos sur tous les supports, de la bonne vieille lettre (un avocat a été condamné pour une missive injurieuse envoyée à un juge5) aux paroles prononcées en cour, en passant par les médias traditionnels et les réseaux sociaux.
Le cas qui a fait école
C’est justement un cas de propos accusateurs et sarcastiques tenus en cour qui a fait école au Canada et qui guide désormais les conseils de discipline. Au début des années 2000, l’avocat Joseph Peter Paul Groia assurait la défense d’un client quand il a tenu des propos véhéments contre la partie adverse. C’est qu’il croyait, à tort, qu’elle ne remplissait pas ses obligations. Me Groia a d’abord été reconnu coupable d’un manquement professionnel, un jugement qui s’accompagnait d’une suspension de deux mois et d’un versement de 247 000 $ en frais judiciaires. La Cour suprême du Canada a toutefois infirmé la décision en 20186.
L’épisode a donné naissance au test Groia, qui comprend cinq questions. Nul besoin de cocher les cinq cases pour conclure à une atteinte à l’honneur de la profession. Le but est de fournir différentes pistes pour analyser un cas.
Les conséquences d’un verdict de culpabilité vont de la réprimande à la révocation permanente du permis de pratique, en plus des amendes. Rien qui fasse envie !
Réfléchir avant de s’exprimer
Pour éviter ces problèmes, le milieu professionnel dispose d’un outil simple, indique Francis Jette, consultant et formateur en marketing numérique et médias sociaux. « On n’a qu’à se demander si on tiendrait les mêmes propos en entrevue, aujourd’hui même, au téléjournal, à heure de grande écoute. C’est un bon test à faire avant de cliquer sur Publier ! » Et quand un nouveau sujet nous interpelle trop fortement, le consultant recommande de mettre le téléphone de côté et d’aller passer du temps en famille ou de faire du sport avant d’agir. « On peut aussi faire relire notre publication par une personne de confiance. »
Francis Jette invite les architectes à soigner leurs propos non seulement sur les réseaux sociaux, mais également partout dans l’espace numérique. « Il n’y a rien qui soit vraiment privé en ligne. Même en messagerie privée : ça prend un centième de seconde à notre interlocuteur pour faire une capture d’écran. Et Internet n’oublie jamais : même si on supprime un message, les gens font des sauvegardes et ça peut ressortir. »
Il n’est pas nécessaire pour autant de délaisser les réseaux sociaux. « Ils ont le pouvoir de faire rayonner la profession, rappelle Francis Jette. C’est un bon outil non seulement pour faire la promotion de nos services, mais aussi pour faire avancer les choses, pour sensibiliser. C’est une des grandes forces des médias sociaux : ils peuvent apporter un vent de changement, de la mobilisation. » Pour qui sait leur faire honneur !
Les cinq questions du test Groia
1. Les propos ont-ils été formulés de bonne foi ou sont-ils fondés sur des motifs raisonnables ? « Il ne suffit pas d’affirmer qu’on n’était pas
de mauvaise foi pour pouvoir dire n’importe quoi, prévient Me Sarrazin. Souvent,
le conseil de discipline va se demander sur quoi reposent les propos tenus. Est-ce qu’il
y avait une source fiable ? Est-ce que le propos s’appuie sur les règles de l’art de la profession ? » C’est sur ce point que Me Groia a été blanchi; il a fait une erreur de droit au sujet du rôle de la partie adverse, et c’est pour cette raison qu’il tenait des propos accusateurs, de bonne foi.
2. Les propos sont-ils ceux que la population est en droit d’attendre d’un professionnel ou d’une professionnelle ? Par exemple, pour le cas
du Doc Mailloux, qui a tenu des propos racistes à Tout le monde en parle en 2005, il est évident que la réponse est non7. De la même façon, on ne s’attendrait pas à ce qu’un ou une architecte dise que toute l’industrie de la construction est corrompue sans baser son propos sur des données factuelles.
3. Les propos en cause sont-ils susceptibles d’amoindrir la confiance du public envers la profession ? C’est un élément qui a été évoqué dans une cause8 de 2020 concernant un comptable professionnel agréé qui, pendant la pandémie de COVID-19, partageait des vidéos complotistes sur sa page Facebook professionnelle. « On détermine si ce sont des propos acceptés ou décriés par la population, explique
Me Sarrazin, qui a joué un rôle dans cette cause. Souvent, on va mettre en preuve les commentaires des gens sur les réseaux sociaux, sous les propos en cause. “Pourquoi dis-tu ça ? Comme comptable, tu ne devrais pas dire ça.” » Bref, l’image de la profession est ternie.
4. De quelle manière et à quelle fréquence les propos ont-ils été formulés ? Les déclarations étaient-elles répétitives ? Le langage était-il soutenu ou grossier ? « Le contexte permet de mesurer le caractère volontaire des propos tenus, si c’était une erreur de parcours ou pas, précise Me Marie-Claude Sarrazin. Pour une personne qui a enregistré une vidéo d’elle-même et qui l’a publiée sur les réseaux sociaux, c’est clairement volontaire. Elle avait des chances de se reprendre », c’est-à-dire d’annuler le projet de publication.
5. Quelle a été la réaction du public ? Le conseil de discipline prendra en considération le nombre de vues et les réactions sur les réseaux sociaux. Le nombre élevé de plaintes a ainsi pesé dans la balance pour le cardiologue qui a tenu des propos violents au sujet du conflit israélo-palestinien.
1 Médecins (Ordre professionnel des) c. Sabbah, 2024 QCCDMD 5.
2 Sexologues (Ordre professionnel des) c. Houle Gauthier, 2023 QCCDSEXO 1.
3 Chimistes (Ordre professionnel des) c. Linard, 2024 QCCDCHIM 1.
4 Opticiens d’ordonnances (Ordre professionnel des) c. Michaud, 2019 CanLII 142843 (QC CDOOOQ).
5 Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12.
6 Groia c. Barreau du Haut-Canada, 2018 CSC 27.
7 Médecins (Ordre professionnel des)
c. Mailloux, 2009 CanLII 46763 (QC CDCM).
8 Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Pilon, 2020 QCCDCPA 40.