Depuis un certain nombre d’années, des professionnels repoussent les limites des évaluations post-occupation (ÉPO) afin de mesurer et d’améliorer la qualité des bâtiments de façon proactive, tant avant qu’après leur construction. Voici quelques projets remarquables passés au crible d’approches novatrices et inspirantes.
Centre médical Érasme, Rotterdam
Avant/après
Sur un projet de près d’un milliard d’euros, incluant 70 millions en équipements, il importe de prouver que l’argent public est bien investi. C’est ce qui a été démontré à Rotterdam durant l’agrandissement du centre médical Érasme, le plus grand ensemble hospitalier universitaire des Pays-Bas. Pour déterminer si le projet remplissait ses promesses, une ÉPO a été menée selon les règles de l’art grâce à une étude pré-occupation auprès des futurs occupants.
Au cœur du campus, le nouvel ensemble architectural, flanqué d’une tour de bureaux de 120 m, totalisera 203 000 m2 et permettra de relier les installations existantes, soit 3 hôpitaux et la Faculté de médecine de l’Université Érasme. Le projet est né sur les planches à dessin d’EGM architects, qui a appliqué l’approche américaine de l’evidence-based design, soit la conception fondée sur les données probantes. Il propose un milieu facilitant la guérison du patient et le bien-être du personnel : jardins accessibles sur les toits, fenestration accrue et diversité de vues, chambres individuelles, haute qualité de l’environnement intérieur, espaces de travail ultra-efficients. Complété d’aires publiques végétalisées et d’un atrium à verrière, le tout fera d’Érasme une véritable cité médicale. Les travaux, répartis en deux phases et commencés en 2009, devraient être terminés d’ici la fin de 2017.
Conseillère principale aux affaires immobilières du centre, Liesbeth van Heel a dirigé l’évaluation des espaces occupés par les employés avant et après leur emménagement dans la phase 1 du projet, achevée en 2013. « L’étude a respecté une méthodologie exemplaire, conçue sur mesure pour notre réalité. Elle a été supervisée par TNO, l’organisation néerlandaise pour la recherche scientifique appliquée », explique-t-elle. En adaptant des questionnaires validés par des études antérieures, un sondage électronique a permis d’évaluer la satisfaction du personnel quant à 13 éléments : ambiance, rendement des employés, espaces de travail, climat intérieur, sécurité, bien-être, activité physique, engagement envers l’organisation, développement durable, déplacements, communication des connaissances, équipements, appréciation globale. Des questions ouvertes invitaient les suggestions sur ce qui devait être conservé ou changé dans le futur bâtiment. Le sondage a été effectué à deux reprises pour comparer les opinions pré et post-occupation, le tout en évitant le biais des variations saisonnières et avec un taux de réponse de 30 %, ce qui est considéré élevé. Des groupes de contrôle n’ayant pas emménagé ont permis de valider les résultats, publiés en 2015 dans la revue HERD1.
L’analyse statistique confirme une croissance significative de la satisfaction des occupants et, par conséquent, l’efficacité du design, qui visait à créer un environnement plus sécuritaire, plus agréable et plus durable que l’ancien. « Nous voulions savoir si nos choix étaient payants, et l’étude l’a démontré », explique Liesbeth van Heel. L’exercice a par ailleurs permis de cerner des problèmes. On a entre autres constaté que le fonctionnement des systèmes d’éclairage et d’ascenseurs intelligents avait été mal expliqué aux employés, une lacune qui a pu être corrigée par la distribution d’une brochure informative. L’organisation a en outre beaucoup appris sur la conception d’un bon hôpital et la réalisation d’une bonne évaluation. Quelques leçons seront tirées pour la phase 2, qui accueillera d’autres espaces de travail et 7000 lits. Une deuxième ÉPO de l’ensemble du projet est même en préparation.
Pour la conseillère, ces évaluations sont nécessaires en architecture pour éviter l’amnésie collective, apprendre les uns des autres et cesser de reproduire des erreurs. Elle précise que le secteur hospitalier bénéficie d’une longueur d’avance à ce chapitre, grâce à des travaux comme ceux du Center for Health Design, dont les études cumulatives démontrent la valeur économique de la conception fondée sur des données probantes. C’est ce qui permet aux projets comme Érasme de reproduire les bons coups.
1. E. Schreuder, E. van Heel, R. Goedhart, E. Dusseldorp, J. Schraagen, A. Burdorf, « Effects of Newly Designed Hospital Buildings on Staff Perceptions: A Pre-Post Study to Validate Design Decisions », HERD: Health Environments Research & Design Journal, vol. 8, no 4 (2015), p. 77-97.
Center for Interactive Research on Sustainability, Vancouver
Évaluer un bâtiment vivant
À Vancouver, le Center for Interactive Research on Sustainability (CIRS) offre un autre exemple d’analyse pré et post-occupation bouclée avec succès. Propriété de l’Université de la Colombie-Britannique, ce bâtiment expérimental de 35 M$, 4 étages et 5675 m2 héberge des groupes de recherche sur la construction durable et comprend des bureaux, un auditorium, des salles de réunion, des espaces publics ainsi qu’un café zéro déchet. Signé Perkins+Will, il a reçu une quinzaine de prix depuis son achèvement en 2011.
Sa conception a été supervisée par le professeur et Prix Nobel de la paix John Robinson, qui voulait en faire un bâtiment « régénérateur », c’est-à-dire qui peut dépasser la simple réduction des méfaits pour offrir des solutions à impacts nets positifs, tant sur le plan environnemental qu’humain. Certifié LEED Platine et bientôt Living Building Challenge, il y parvient grâce à la lumière et à la ventilation naturelles, l’autonomie en eau et en énergie, des fenêtres à brise-soleil photovoltaïques et une charpente en bois certifié FSC stockant 950 tonnes de carbone. Sur le plan environnemental, des mesures objectives permettent de confirmer son efficacité. Mais qu’en est-il sur le plan humain ? Comment évaluer les objectifs de bien-être, de santé, de productivité et d’engagement des usagers ?
Ancienne conseillère chez Perkins+Will, formée en architecture, en anthropologie et en chimie, Sylvia Coleman s’est chargée d’évaluer cet aspect durant sa recherche doctorale en études environnementales1. Jointe le jour même de la remise des diplômes, elle explique s’être basée sur l’évaluation pré-occupation de sa collègue Julia Reckermann, qui avait sondé les attentes des futurs usagers et leur satisfaction à l’égard des anciens immeubles2. Reprenant le sondage deux ans après leur emménagement, Sylvia Coleman a pu comparer les réponses et constater une augmentation significative des niveaux de santé, de bien-être et de productivité perçus par les occupants, qu’ils attribuent principalement à la lumière naturelle, l’air frais et la structure de bois apparente.
Des entrevues lui ont permis de faire d’autres constats, comme l’inconfort acoustique lié à la ventilation naturelle, qui conduit les occupants à porter des écouteurs ou à quitter leurs espaces de travail pour socialiser. La thèse de Sylvia Coleman parvient à expliquer de telles conséquences par la théorie des pratiques sociales. « Les bâtiments construisent nos comportements », résume la chercheuse, dont la démarche incluait une observation participante, c’est-à-dire qu’elle faisait elle-même partie du groupe qu’elle étudiait. Autre exemple, des habitudes écolos comme l’utilisation des escaliers plutôt que des ascenseurs sont devenues des pratiques généralisées. Le design actif du lieu y est pour quelque chose, mais ces nouvelles habitudes sont surtout attribuables à l’aura symbolique du CIRS, perçu comme un modèle de durabilité, qui pousse les occupants à « s’écoresponsabiliser ».
Malgré toute la compréhension qu’elle a pu générer, l’ÉPO de Sylvia Coleman risque de provoquer peu d’améliorations au CIRS… Car, comme le suggère son nom, ce centre est voué à la recherche sur le bâtiment. Avant même qu’elle ne dépose sa thèse, le problème de la ventilation bruyante avait déjà été signalé par les occupants et analysé par le groupe de recherche en acoustique. Deux dispositifs visant à le corriger ont depuis été inventés et mis à l’essai (un silencieux et une porte atténuatrice). Sylvia Coleman explique cependant que sa démarche a permis de conscientiser les usagers à leurs insatisfactions et à l’écart de performance qualitative du bâtiment. « Les ÉPO ont cet effet. Elles provoquent des attentes qui forcent des réponses adéquates. » Ainsi, les usagers du CIRS se sont mis à réclamer l’« Interface des occupants », un système de rétroaction en ligne et en temps réel sur la performance de l’immeuble. Promis pour l’inauguration, il a été mis en service en 2016. Son potentiel reste à explorer, mais il permet d’imaginer de futurs bâtiments capables d’évoluer.
1. S. Coleman, Normalizing Sustainability in a Regenerative Building: the Social Practice of Being
at CIRS, Vancouver, Université de la Colombie-Britannique, 2016, 395 p. [open.library.ubc.ca]
2. J. E. Reckermann, CIRS Pre-Occupancy Evaluation: Inhabitant Feedback Processes and Possibilities for a Regenerative Place, Vancouver, Université de la Colombie-Britannique, 2014, 259 p.
David L. Lawrence Convention Center, Pittsburgh
Éco-investissement
D’excellentes évaluations peuvent aussi être menées sans la phase pré-occupationnelle, comme au David L. Lawrence Convention Center de Pittsburgh. Signé Rafael Viñoly Architects, d’une superficie de 134 700 m2 et créé pour accueillir de grands évènements écoresponsables, l’ouvrage monumental se démarque par son élégante silhouette de navire et plusieurs technologies vertes, à commencer par sa toiture en inox réfléchissant, qui prévient l’effet d’îlot de chaleur et dont la courbure facilite la ventilation naturelle par convection. Certifié LEED Or Nouvelle construction et possédant son propre programme d’exploitation durable baptisé greenfirst, il était le plus grand bâtiment durable jamais construit lors de sa livraison en 2003. Mais les 373 M$ US qu’a coûté ce premier palais des congrès écologique au monde ont-ils été bien investis, notamment les 4 millions prêtés par une fondation, The Heinz Endowments, pour financer le surcoût d’un tel projet LEED ? Offre-t-il le rendement prévu ? Satisfait-il les 500 000 visiteurs accueillis annuellement ?
Pour en avoir le cœur net, la commission Sports & Exhibitions de Pittsburgh, propriétaire du centre, a commandé en 2010 une ÉPO d’une rare exhaustivité. En combinant toutes les méthodes d’enquête quantitatives et qualitatives imaginables, l’étude a analysé durant plus d’un an chaque aspect du projet : énergie, systèmes CVC, éclairage, mise en service, ventilation naturelle, eau, site, transports, déchets, approvisionnement, satisfaction des occupants, culture organisationnelle et méthodes de collecte des données du bâtiment. En plus d’évaluer le rendement de l’investissement pour chaque élément, l’étude devait proposer des optimisations, valider la pertinence d’une seconde certification LEED pour accroître le leadership du centre sur le marché des congrès et, enfin, faire l’étalonnage des meilleures pratiques du secteur pour pouvoir comparer ses performances à l’interne comme à l’externe. Tout un chantier pour une seule ÉPO !
« Le client voulait tout savoir, et nous n’avons rien laissé de côté », explique Marc Mondor, architecte, cofondateur et directeur d’evolveEA, la firme spécialisée en architecture et en environnement qui a réalisé l’évaluation avec l’aide de trois groupes d’experts. Le rapport définitif, dont un sommaire est consultable en ligne, fait 482 pages1. Il démontre que le bâtiment offre un bon rendement et rapporte gros : un taux de rendement des investissements du projet LEED de 82 % par année; 25 % des revenus provenant de clients attirés par les aspects écologiques du bâtiment; retombées économiques locales évaluées à plusieurs centaines de millions de dollars depuis l’ouverture. Questionné sur les quelque 70 recommandations du rapport, Marc Mondor explique qu’elles ont presque toutes été appliquées : amélioration de l’éclairage, suivi de l’empreinte carbone du bâtiment, remplacement des aérateurs à lames défectueux, bonification de l’offre de transport pour les usagers, nouveau poste de coordonnateur du programme greenfirst, etc. L’étude a en outre recueilli assez de données pour justifier et faciliter une certification LEED Platine Bâtiments existants, obtenue en 2012.
Une étude aussi approfondie est exceptionnelle dans le domaine des ÉPO, et rien de tel n’avait été réalisé auparavant dans l’industrie évènementielle. Durant l’enquête, l’équipe d’evolveEA a d’ailleurs sondé une quinzaine de palais des congrès nord-américains, incluant celui de Montréal, qui ont consenti à divulguer des renseignements en échange du rapport final. La firme a aussi publié Event Venue Benchmarking, un guide gratuit sur les meilleures pratiques de l’industrie, dont les centres de congrès de Boston et de Philadelphie ont notamment tiré avantage. « Les ÉPO ont une valeur immense, insiste Marc Mondor. Elles permettent d’établir des liens directs entre design, construction, exploitation et entretien, pour vérifier que tout fonctionne bien. C’est un outil essentiel pour faire de meilleurs bâtiments. » Un outil surtout apprécié des grands gestionnaires de portefeuille, des sièges sociaux d’entreprises et des clients institutionnels qui souhaitent tirer les leçons de leurs erreurs et offrir le meilleur environnement possible à leurs occupants.
1. Case Study for the David L. Lawrence Convention Center: A Building in Operation [BiO] Study, 2011, 46 p.
ÉPO en jeu vidéo
Bruno Demers
Mener une ÉPO avant même la mise en chantier, est-ce de la science-fiction ? Non et nul besoin d’une machine à voyager dans le temps : le jeu vidéo suffit. Alvise Simondetti est un expert de la question. Architecte associé chez Arup Foresight et spécialiste des environnements synthétiques 3D, il y voit un outil prometteur pour pratiquer ce qu’il appelle l’EPOPC, soit l’évaluation post-occupation pré-construction. Le tout est surtout utile pour de grands projets, où il est particulièrement avantageux de détecter les erreurs de conception avant le début des travaux. La gare ferroviaire Admiralty de Hong Kong, la plus achalandée de l’île avec un million de passagers par jour, en est un exemple. En cours d’agrandissement jusqu’en 2021 par Arup, elle accueillera 2 nouvelles lignes de train, 34 nouveaux escaliers roulants et 4 ascenseurs additionnels : un casse-tête potentiel pour des usagers cherchant à s’orienter. Pour évaluer la signalisation et prévenir les zones de congestion, Simondetti et son équipe ont pratiqué une simulation 3D en temps réel avec des centaines d’usagers qui, manette de jeu en main, ont promené leur avatar dans le bâtiment simulé. Plus de 200 problèmes ont été cernés et résolus avec 970 nouveaux panneaux signalétiques. Une économie substantielle d’argent pour le propriétaire de la gare et de temps pour les futurs voyageurs !