À conditions météorologiques extrêmes, innovations suprêmes ! En Europe et en Asie, certains architectes se jettent à l’eau pour imaginer des constructions en harmonie avec la nature, aussi mouvementée soit-elle.
Japon — Vague de soutien
Séisme, tsunami et accident nucléaire : on se souvient de la triple catastrophe qui a ravagé le nord-est du Japon en 2011. Passé la stupeur, l’architecte Toyô Itô s’est senti investi d’une responsabilité. Il était trop tard pour prévenir les risques, mais il allait utiliser ses compétences pour guérir la population.
Accompagné d’un groupe de confrères, il s’est rendu dans la région de Thoku, touchée par le cataclysme, pour rencontrer les sinistrés qui vivaient une solitude forcée dans des logements temporaires. Une évidence a vite émergé : en attendant de pouvoir réorganiser l’urbanisme et la construction d’habitations dans les hauteurs, il fallait fournir à ces gens un lieu convivial. « Un endroit où se réunir, se parler autour d’un verre ou pour manger ensemble, un lieu pour réchauffer les cœurs […] À partir de cette base, ce sont eux qui discuteront de comment ils ont l’intention de rétablir leur ville », écrit Toyô Itô dans son livre L’architecture du jour d’après.
Quelques mois plus tard, l’architecte dessinait sa première « maison pour tous » à Sendai. C’est une structure sobre en bois qui donne la part belle à la relation intérieur-extérieur, si chère aux Japonais de cette région, qui vivent chaque saison en relation avec la nature. Couronnée du Lion d’or de la Biennale d’architecture de Venise en 2012, la démarche a pris de l’ampleur et s’est déclinée dans de nouvelles constructions répondant aux besoins spécifiques des villes et villages sinistrés.
Pas de modèle type, donc, mais chaque projet débute par une conversation entre architectes, constructeurs, commanditaires, bénévoles et, bien sûr, usagers. À Heita, par exemple, ces derniers ont souhaité un bâtiment en forme d’ombrelle blanche, illuminé la nuit pour ceux qui n’arrivent pas à trouver le sommeil. À Soma, une sorte de grand chapeau composé de neuf couches de lattes de bois abrite une aire de jeu intérieure évoquant une forêt. Les enfants peuvent ainsi s’amuser sans être exposés aux radiations de la centrale nucléaire de Fukushima.
Aujourd’hui, ces gouttelettes de fraternité se noient dans le tout-béton colossal d’une reconstruction rapide voulue par le gouvernement, déplore Toyô Itô. Le lauréat du prix Pritzker en 2013 fustige la décision de créer de nouvelles digues et des axes routiers permettant l’évacuation en catastrophe au lieu de préparer la population à composer avec les éléments. Et l’arrivée des Jeux olympiques en 2020 ne jouera probablement pas en faveur des sinistrés.
Pays-Bas — À la reconquête de l’espace
Avec plus de la moitié de sa population vivant en zones inondables et 70 % de son activité économique s’y déroulant, le Royaume des Pays-Bas a appris à se méfier de l’eau qui dort ! En 1995, quand le Rhin et la Meuse sont sortis de leur lit, la situation a vite viré au cauchemar : près de 250 000 personnes et d’un million de bêtes ont dû être évacuées en urgence. Cette énième sonnette d’alarme allait enclencher une véritable révolution dans le comportement des Néerlandais vis-à-vis des flots.
« Ici, se protéger de l’eau est un enjeu depuis des lustres, mais nous avons récemment pris conscience du fait que tenter de domestiquer la nature est un combat perdu d’avance. Plutôt que de construire des digues toujours plus hautes, et qui causeraient des dégâts toujours plus importants en cas de brèche, nous choisissons désormais de laisser toute la place nécessaire à la rivière quand elle déborde », relate Jorien Douma, responsable de la communication pour le projet Room for the River, réalisé à la fin de 2018.
Lancée en 2007 par le gouvernement, cette entreprise pharaonique évaluée à 3,5 G$ réaménage une partie du territoire afin de redonner aux principaux affluents du pays l’espace qu’ils occupaient avant que les hommes ne transforment le paysage. En pratique, on a défini pour chaque cours d’eau une topographie et une solution sur mesure pour qu’il se meuve librement. Tantôt il a fallu remblayer, relocaliser ou renforcer des digues, tantôt creuser le lit d’une rivière, voire supprimer des obstacles comme des ponts qui pouvaient faire barrage à certains endroits. De concert avec les autorités régionales, plus de 30 zones à risques ont été ciblées à travers le pays.
Les instances locales ont profité de ces métamorphoses pour améliorer la qualité des lieux. La municipalité de Gorinchem, par exemple, a couplé l’excavation de la rivière Merwede avec un rajeunissement de sa zone industrielle, tandis qu’à Nimègue on s’est servi du repositionnement d’une digue pour élargir le centre-ville.
Jorien Douma admet que composer avec la nature a été plus aisé que de convaincre les résidents – des fermiers pour la plupart –, terrorisés à l’idée que leurs terres puissent être transformées en déversoir. Avec l’aide du gouvernement, des initiatives citoyennes ont permis de trouver des compromis : ainsi, les producteurs laitiers de l’association de l’Overdiepse Polder ont eu l’idée de relocaliser leurs fermes en hauteur sur le polder afin de les garder au sec. Au final, à peine une soixantaine de familles ont dû déménager hors des zones à risques, et la nature a retrouvé la place requise pour s’exprimer.
France — Quartier perméable
Qui l’eût cru ? Lors des fortes pluies qui se sont abattues au printemps 2016, certains résidents du quartier Romo 1, à Romorantin, dans le centre de la France, ont tranquillement regardé le niveau de l’eau monter depuis leur balcon. Il fallait avoir sacrément foi en Eric Daniel-Lacombe, l’architecte qui a réaménagé cette ancienne friche industrielle située en terrain inondable !
« Quand l’eau s’est engouffrée partout, j’ai d’abord eu peur d’avoir raté mon pari », avoue le professeur à l’École d’architecture de Paris La Villette. Mais l’inondation s’est retirée en 24 heures et n’a fait que peu de dégâts, alors que d’autres quartiers ont été noyés sous 1,50 m d’eau pendant trois semaines.
Comment expliquer cette prouesse ? « Nous avons misé sur la logique de laisser passer la rivière comme un affluent temporaire, et de jongler entre l’abri et l’ouvert », répond l’architecte, qui a sculpté le sol de ce site de 7 ha après quatre années de discussions avec la Direction départementale du territoire, la municipalité, les autorités environnementales et les pompiers.
L’exercice a fait émerger, en 2011, une sorte de cité fluviale où tout est pensé pour anticiper la montée des eaux en douceur, et non la subir en urgence. Pentes, trottoirs, passages surélevés : tout le quartier est nivelé pour permettre aux habitants de sortir de chez eux dans le calme en cas de déferlement. Les logements sont ou séparés du sol par de longs socles de stationnement inondables, ou sur pilotis. Reprenant les codes esthétiques des cabanes de pêcheurs, ils disposent de terrasses accessibles par les bateaux des pompiers et s’ouvrent sur un parc qui sert de nouveau lit à la rivière advenant une crue, tout en freinant son impétuosité.
Eric Daniel-Lacombe y tient mordicus : l’inondation est aussi un spectacle de la nature qu’il faut regarder en face. « Or, la ville nous rend étanches à la compréhension des éléments. En asphaltant, on perd le rapport au sol. Et les milieux ruraux font les mêmes bêtises, car ils copient les milieux urbains. »
Celui qui planche à présent sur une étude visant à réduire la vulnérabilité des 8000 campings qui peuplent les côtes françaises déplore les solutions techniques ultrasécuritaires déconnectées du monde qui nous entoure : « C’est aussi absurde que de ne plus emmener les enfants à la plage de crainte qu’ils se noient, plutôt que de penser au matériel adéquat pour les laisser surfer sur les vagues en toute sérénité. » Suivre le courant plutôt que de s’y opposer, n’est-ce pas ce que préconise une certaine sagesse ?
Royaume-Uni — Flotter sans tanguer
Les innovations majeures commencent souvent par un fantasme. Celui d’un ingénieur-informaticien britannique était de vivre dans une maison avec jardin sur une île au bord de la Tamise. En 2015, mandaté pour concrétiser ce rêve, le bureau d’architecture Baca a rapidement diagnostiqué les obstacles à ce projet, le site étant une zone désignée comme inondable. Une propriété flottante n’était pas autorisée à cet endroit par l’Agence de l’environnement, alors qu’un bâtiment surélevé ne permettait pas de jouir d’un jardin de plain-pied. C’est alors que l’équipe d’architectes a eu une idée encore inédite au Royaume-Uni : créer une maison amphibie.
« Les évènements climatiques nous prouvent un peu plus chaque jour que l’avenir n’est pas si loin… C’est pourquoi nous axons nos recherches sur des solutions pour préserver la continuité de la vie quotidienne pendant les sécheresses et les inondations », affirme Richard Coutts, cofondateur de l’agence Baca.
La maison de 225 m2 sur trois étages en bois léger repose sur une base flottante en béton. Lors d’une crue, l’espace creusé sous la maison se remplit petit à petit, si bien que, comme la coque d’un bateau, le plancher s’élève jusqu’à 2,5 m, soit bien au-dessus des niveaux d’inondation prévus pour la région. Les raccordements des eaux propres et usées ainsi que les gaines électriques disposent de 3 m de jeu pour pouvoir suivre le mouvement sans rompre. Autre atout: en cas de vents violents, le bâtiment flotte, mais ne tangue pas grâce à des poteaux de guidage implantés à 4 m au-dessus du niveau du sol. En outre, le jardin soigneusement aménagé sur différents paliers permet aux occupants de voir l’eau monter et d’agir en conséquence, alors que les plantations de roseaux et d’arbustes participent à une meilleure évacuation de l’eau et de la vase quand la crue se retire.
Toutefois, implanter pareille innovation n’allait pas de soi. Richard Coutts se rappelle les négociations menées avec les multiples instances puisqu’il s’agissait d’un précédent. Sans mentionner la logistique déployée pour acheminer les matériaux par voie fluviale, le site étant inaccessible par la route.
Ces efforts ont valu la peine, car ce modèle d’habitation se répand à la vitesse grand V au Royaume-Uni, à mesure que les dommages causés par les inondations alourdissent le fardeau financier des gouvernements et des propriétaires.
Actuellement, le coût d’une maison amphibie est de 20 à 25 % supérieur à une maison traditionnelle. Flotter sans faire de vagues, ça n’a pas de prix !