Puisque le Code de construction du Québec est insuffisant en matière d’accessibilité universelle, les progrès dans ce domaine reposent en bonne partie sur la créativité et le pouvoir de persuasion des architectes, de même que sur la bonne volonté de leurs clients et des entrepreneurs en construction.
Note de la rédaction : de nouvelles exigences sur l’accessibilité des logements ont été promulguées depuis la publication de cet article. Elles entreront en application dès le 1er septembre 2020.
Tout le monde n’a pas la même sensibilité aux besoins des personnes handicapées, constate Isabelle Cardinal, architecte et directrice des services de consultation chez Société Logique, un organisme qui fait la promotion de l’accessibilité universelle. De prime abord, « les personnes handicapées, ce n’est pas séduisant », et pour bien des architectes, « une grosse rampe d’accès, c’est pas beau ».
« J’ai en effet senti une résistance de la part de certains architectes par rapport à l’accessibilité universelle », témoigne Pauline Couture, du Groupement des associations de personnes handicapées de la Rive-Sud de Montréal, en faisant référence aux consultations entreprises par l’OAQ sur une politique québécoise de l’architecture, auxquelles elle a participé le printemps dernier. « Pourtant, du même souffle, ces mêmes architectes vantent les qualités du développement durable et de la certification LEED, qui intègrent les principes de l’accessibilité universelle. »
Ce constat n’étonne pas la directrice générale de Société Logique, Sophie Lanctôt. « Le discours sur les droits des personnes handicapées sonne comme une corvée, une pression à se conformer au politically correct ou une obligation pour éviter d’être poursuivi. Il faut renverser le discours : dire qu’il s’agit d’un meilleur design, car les besoins des personnes handicapées sont un révélateur des difficultés vécues, à une intensité moindre, par tous les citoyens. »
En effet, quand on parle aux architectes de design inclusif et qu’on leur montre des projets où l’accessibilité universelle a été si bien intégrée qu’on ne la voit pas, leur perception change, remarque Isabelle Cardinal. Elle cite en exemple la bibliothèque du Boisé inaugurée dans l’arrondissement de Saint-Laurent en 2013, qui a remporté depuis plusieurs prix d’architecture.
Prévoir un aménagement inclusif dès la conception peut donc porter ses fruits et permettre d’éviter des aménagements inesthétiques qui, en plus, stigmatisent les personnes vivant avec un handicap.
Remonter la pente
« Si certains professionnels perçoivent ces contraintes comme un frein à la créativité, ils font fausse route », avance pour sa part François Racine, architecte, urbaniste et professeur au Département d’études urbaines et touristiques de l’ESG UQAM. Au contraire, se mettre dans la peau de divers utilisateurs – un enfant, un parent, une personne se déplaçant avec une marchette ou en fauteuil roulant – devrait être vu comme un exercice créatif « parce que tout le monde doit pouvoir se déplacer et se repérer facilement dans un espace », pas seulement les personnes handicapées.
Chose certaine, les architectes ont l’obligation de respecter les normes minimales d’accessibilité du Code de construction, mais tous ne le font pas. Depuis 2015, la Régie du bâtiment vérifie les plans d’architecte lors de ses inspections et, en cas de non-conformité au Code de construction, demande aux professionnels de soumettre des correctifs. En 2017, l’Ordre des architectes a été informé que plus de 40 % des projets jugés non conformes l’étaient à cause des exigences relatives à la conception sans obstacles (voir Esquisses, été 2017).
C’est une situation que déplore Nathalie Roussel, responsable de l’accessibilité universelle à la municipalité de Victoriaville : « Quand on construit, c’est pour longtemps et il faut que ce soit bien fait », affirme celle qui dit voir passer bien des plans non conformes en conception sans obstacles. « Ça semble très mal maîtrisé. »
« Effectivement, certains plans sont non conformes et certaines normes sont mal comprises », atteste Nathalie Dion, présidente de l’Ordre des architectes. Elle confirme que de la formation d’appoint sur le sujet est en préparation et sera offerte aux membres dès février 2017.
Au-delà des normes
Le respect du Code de construction constitue toutefois le strict minimum (voir « État des lieux – Le droit d’entrer »). Pour offrir une accessibilité universelle réelle, les concepteurs doivent donc aller plus loin. « Mais si le client n’est pas sensibilisé, on n’arrive à rien », poursuit Isabelle Cardinal. Et même quand un client est d’accord pour dépasser les normes exigées et rendre son projet accessible, tout n’est pas gagné. « Par exemple, pour qu’une personne puisse se déplacer facilement, nous allons suggérer l’utilisation d’un pavé lisse en béton. Or, pour éviter les îlots de chaleur, les clients privilégient des surfaces perméables. Il faut donc trouver un compromis », illustre-t-elle. Ça peut être un cheminement extérieur en revêtement ferme, stable et antidérapant (pavés, béton, asphalte) avec du caillebotis, des pavés alvéolés ou du gazon de chaque côté.
Faire des « choix déchirants » fait aussi partie du quotidien de Marie-Claude Le Sauteur, architecte et directrice du Bureau des grands projets à la Ville de Laval. « Les villes doivent être exemplaires dans leurs projets de construction et d’aménagement urbain en ce qui concerne leur accessibilité. Mais c’est sûr qu’il y a toujours des contraintes », explique celle qui se voit comme une ambassadrice de l’accessibilité dans le milieu municipal.
L’objectif est toujours de prendre la meilleure décision possible dans les circonstances, ajoute-t-elle. Par exemple, pour faciliter l’accès, on veut toujours que la porte principale soit le plus près possible du stationnement. Mais c’est parfois impossible parce qu’il y a des arbres existants qu’on souhaite conserver. D’autres contraintes sont financières. Au lieu d’installer un grand ascenseur, qui exigerait d’investir davantage dans la structure du bâtiment, on opte pour un petit qui répond aux besoins de la majorité.
Du leadership, svp
Quoi qu’il en soit, les gains en accessibilité réalisés lors de la conception doivent être maintenus à l’étape de la réalisation. Sur le chantier, enlever quelques centimètres ici et là peut tout changer, par exemple pour les utilisateurs en fauteuil roulant, qui n’auront alors plus l’espace nécessaire pour se mouvoir aisément. Les responsables de projets doivent donc sensibiliser l’entrepreneur en construction aux enjeux d’accessibilité, « lui faire sentir que cet aspect sera surveillé », et prévoir des visites à diverses étapes du chantier pour s’assurer que tout est en ordre, conseille Marie-Claude Le Sauteur.
Enfin, souligne Sophie Lanctôt, l’accessibilité universelle est une belle occasion pour l’architecte de jouer son rôle de chef d’orchestre. « C’est un rôle extrêmement exigeant, mais ça se voit quand les concepteurs réfléchissent en amont et se posent les bonnes questions. » Par exemple, le réaménagement de la place Vauquelin dans le Vieux-Montréal allie harmonieusement conservation du patrimoine et accessibilité, permettant un accès de plain-pied à l’hôtel de ville et offrant une rampe d’accès qui serpente le long de l’escalier. « Ça fonctionne très bien ! » Et en plus, c’est élégant.