Habitat 67
Habitat 67, Montréal, Moshe Safdie
Photo : Sylvie Lemieux

Les Québécois ont souvent été accusés de manquer de culture architecturale. C’est peut-être encore vrai, quoique de plus en plus de voix s’élèvent pour défendre une architecture de qualité. Regards sur une lente évolution.

Avant tout, une anecdote révélatrice. En septembre dernier, l’architecte Pierre Thibault s’est rendu à Matane pour présenter une première ébauche du projet de revitalisation du centre-ville. « Dans la salle, il y avait près de 200 personnes. Et il y en avait plus de 2000 qui regardaient le Facebook Live. »

Impressionnant quand même pour une ville qui compte un peu plus de 14 000 habitants. « Les gens nous l’ont clairement exprimé : ils veulent de la beauté », ajoute l’architecte qui remplit de plus en plus de mandats du genre à l’invitation des administrations municipales. « Il y a une volonté grandissante au sein des villes de créer des milieux de vie de qualité », constate-t-il avec bonheur. Des projets qui, partout, suscitent l’engouement de la population.

Selon Pierre Thibault, la culture architecturale des Québécois s’est déjà exprimée avec plus de force. « Elle s’est un peu perdue. À la fin du 19e siècle et au début du 20e, il y avait une qualité de construction impressionnante, considérant le peu de moyens dont disposaient les gens de l’époque. On faisait des bâtiments de niveau comparable à ce qui se faisait dans les grandes capitales européennes. » Puis est arrivée la période d’après-guerre, qui a fait place à un développement à tout crin. « On a alors banalisé notre territoire, poursuit-il. Les zones périurbaines ont été développées selon le même modèle avec de grands boulevards et des bâtiments commerciaux sans valeur architecturale et sans ancrage dans le territoire. Ce manque de vision dans l’aménagement du territoire a nui à la qualité de l’environnement bâti. »

Parlons architecture !

Des projets de qualité, il s’en fait au Québec. Mais comment les généraliser ? « L’architecture, il faut en parler plus et en parler mieux, soutient Marc-André Carignan, chroniqueur en développement urbain. Les médias l’abordent encore trop souvent sous l’angle économique : combien a coûté le bâtiment ? Il faut aussi nommer et valoriser les architectes, pas juste les promoteurs. Ils sont plus qu’un maillon dans la chaîne, ce sont eux qui ont la vision et qui savent la concrétiser. »

Marc-André Carignan aimerait également entendre plus souvent le point de vue des clients  : pourquoi ont-ils fait appel à un architecte ? Comment l’architecture a-t-elle transformé leur entreprise ? Quels sont les avantages pour les employés ? « Ce serait une belle façon d’en faire des ambassadeurs de l’architecture. Pour faire de bons projets, ça prend aussi de bons clients. »

Les gens ont soif d’en savoir plus, selon Sophie Gironnay, directrice de la Maison de l’architecture du Québec, qui organise régulièrement des visites de bâtiments d’exception. « Chaque fois, on doit refuser du monde. Il y a un réel désir de découverte qui n’est pas satisfait par l’offre actuelle. Les gens ont une curiosité pour le patrimoine et aussi pour l’architecture nouvelle, contemporaine
et audacieuse. »

Julie Bélanger, instigatrice des visites guidées d’Habitat 67, abonde dans le même sens. L’affluence est telle que l’expérience, mise sur pied à l’occasion du 50e anniversaire d’Expo 67, a été renouvelée en 2018, contrairement à ce qui avait été prévu au départ. « J’ai sous-estimé l’attrait que pouvait avoir le bâtiment pour la population. La visite suscite une réflexion sur l’architecture et son impact dans nos vies. Les visiteurs posent aussi beaucoup de questions sur la vision de l’architecte Moshe Safdie. » En 2018, 4200 personnes, venues de partout au Québec et de l’étranger, ont exploré le bâtiment emblématique. Elles avaient été 4700 l’année précédente. 

Célébrer les bons exemples est salutaire, mais discuter des moins bons peut également se révéler constructif, estime Marc-André Carignan, qui prône le retour d’un prix citron en architecture. « On peut aussi apprendre de ses erreurs. Même si on s’améliore, on échappe encore des projets au Québec. Il faut en parler en allant au-delà du critère esthétique. Un beau bâtiment n’est pas forcément un bon projet s’il ne remplit pas sa mission ou s’intègre mal à son environnement. » 

Participation citoyenne

« Il faut démocratiser le pouvoir de faire la ville », affirme pour sa part Jérôme Glad, cofondateur de La Pépinière, un organisme qui s’est donné pour mission de « développer des villes plus participatives ». Depuis 2014, il a réalisé une trentaine de projets, dont le Village au Pied-du-Courant, qui est érigé chaque été sur l’ancienne chute à neige Fullum, dans l’arrondissement de Ville-Marie, à Montréal. Tous les étés, à la suite d’un appel de participation, des architectes, des designers, des artistes et des citoyens proposent leurs idées pour réinventer le lieu, tant sur le plan de l’aménagement que de la programmation culturelle. « Ces projets permettent [aux citoyens] de s’approprier l’environnement urbain et de construire un lieu qui leur ressemble. À la racine, cela contribue à développer la culture architecturale. Le public réalise qu’il y a d’autres moyens de faire la ville et qu’il peut influencer l’orientation d’un projet. »

Les interventions du genre se multiplient au Québec, notamment la SPOT (Sympathique Place Ouverte à Tous), une place publique éphémère pensée par les étudiants de l’École d’architecture de l’Université Laval, et Le Virage – campus MIL, qui organise différentes activités (ateliers, conférences, cinéma en plein air, etc.) pour repenser la ville sur les terrains du futur campus scientifique de l’Université de Montréal. Ce sont des pas dans la bonne direction, selon Nathalie Dion, présidente de l’OAQ. « Faire participer les citoyens en amont des projets d’aménagement permet d’alimenter la réflexion sur l’impact que peut avoir l’architecture dans nos vies, ajoute-t-elle. C’est comme cela que se bâtit une véritable culture. » 

L’exemple qui vient du haut

Améliorer la qualité du cadre bâti est bien sûr une responsabilité du gouvernement, grand donneur d’ouvrage, d’où la démarche lancée par l’OAQ pour l’adoption d’une politique québécoise de l’architecture. Les municipalités ont aussi un rôle à jouer pour favoriser des constructions durables et de qualité, d’après Alan DeSousa, maire de l’arrondissement de Saint-Laurent. « En tant que donneurs d’ouvrage publics, les villes doivent agir comme des laboratoires et contribuer à exporter les bonnes pratiques dans le secteur privé. »

Comme d’autres, il souhaite que plus de concours d’architecture permettent d’accroître la qualité des constructions. « On a obtenu plusieurs beaux résultats [au Québec], notamment du côté des bibliothèques. Des bâtiments que la population s’est vite appropriés et où l’affluence est à la hausse », affirme-t-il. 

À ceux qui lui demandent pourquoi c’est important, une culture architecturale, il répond : « L’architecture montre notre âme aux gens. Elle témoigne des valeurs profondes d’une société et de son savoir-faire. »

Et elle génère de nombreuses retombées, selon Marc-André Carignan. « Une architecture de qualité aura un impact positif sur l’économie, parce que les employés sont plus productifs dans un bâtiment bien conçu, sur la santé publique, grâce à des aménagements favorisant les déplacements actifs, et sur l’environnement, par la construction de bâtiments durables qui contribuent à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Sans parler de son apport au tourisme. » Bref, faire beau fait du bien.