parkwood institute
Mental Health Care Building du Parkwood Institute, London (Ontario),
Parkin Architects Limited et Architects Tillmann Ruth Robinson en consortium
Photo : Studio Shai Gil

En améliorant la fonctionnalité des bâtiments, les évaluations post-occupation apportent aussi une plus-value aux architectes. Voici ce qu’il faut savoir à leur sujet.

« Déconcertant, exaltant, convaincant. » Les superlatifs, dont ceux de cet éloge du magazine Time, fusaient de toutes parts lors de l’inauguration du Aronoff Center for Design and Art de l’Université de Cincinnati, en 1996. Conçu par l’architecte new-yorkais Peter Eisenman, le bâtiment aux espaces extravagants se voulait une ode au déconstructivisme.

Mais peu après, une évaluation post-occupation (ÉPO) visant à mesurer la satisfaction des usagers a révélé un autre portrait. Signalisation déficiente, absence de fenêtres, orientation déroutante, difficultés d’accès : les étudiants et le personnel ont écorché plusieurs aspects du bâtiment. L’évaluation en question a été menée par nul autre que Wolfgang Preiser, professeur d’architecture reconnu mondialement comme une référence en matière d’ÉPO – et en l’occurrence enseignant au centre Aronoff.

C’est lui qui a mis au point l’une des premières théories de l’évaluation post-occupation, à la fin des années 1980. « Il a élaboré des standards rigoureux et systématiques en matière d’évaluation de l’environnement bâti », explique Jacqueline Vischer, professeur émérite de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal, où elle a créé le programme de baccalauréat en design d’intérieur. Cette spécialiste des environnements de travail a notamment cosigné avec Wolfgang Preiser – décédé à l’automne – un ouvrage d’abord paru en 2005 qui a fait école en la matière : Assessing Building Performance1.

L’ÉPO pour les nuls

L’évaluation post-occupation porte sur la performance d’un bâtiment en fonction des perceptions qu’en ont les utilisateurs. « On demande par exemple : est-ce que l’éclairage, le mobilier, l’acoustique ou l’aménagement soutiennent votre travail ? Est-ce qu’ils vous aident à accomplir vos tâches ? Bref, on veut mesurer ce que j’appelle le confort fonctionnel. »

Le processus se déroule en plusieurs étapes, explique-t-elle. D’abord, on effectue des visites préparatoires « pour essayer de comprendre qui sont les usagers, quelles sont leurs tâches et leurs priorités ». Puis, on effectue un sondage par questionnaire – l’outil le plus usuel, selon elle –, ce qui peut être réalisé en ligne. Celui qu’a mis au point Jacqueline Vischer comporte une quarantaine de questions portant notamment sur l’éclairage, le mobilier, l’acoustique, la température ou l’aménagement des espaces. Viennent enfin l’analyse des données (et éventuellement une deuxième ronde de visites pour étoffer les conclusions) et la formulation de recommandations.

Avantage concurrentiel

Mental Health Care Building du Parkwood Institute, London (Ontario), Parkin Architects Limited et Architects Tillmann Ruth Robinson en consortium
Photo : Studio Shai Gil

But de l’exercice ? Comprendre comment le bâtiment « fonctionne » dans la vraie vie, précise le Britannique Nigel Oseland, psychologue environnementaliste, spécialiste des aménagements de travail et auteur d’un guide sur les ÉPO. En plus de permettre au propriétaire ou au client d’améliorer l’espace de vie ou de travail des usagers, les résultats contribuent à enrichir les connaissances scientifiques. 

Quant aux architectes, ils ont tout avantage à exploiter les ÉPO, dit-il. « Je dirais même que, pour un architecte, il est irresponsable de ne pas faire d’ÉPO ! Sans la rétroaction des usagers, comment éviter de répéter les mêmes erreurs de conception ? »

Automobile, hôtellerie, restauration, commerce de détail : plusieurs industries cherchent constamment à sonder leurs clients, poursuit Nigel Oseland. « Ça leur permet d’améliorer leurs produits ou leurs services, ce qui leur confère un avantage compétitif. Ce devrait être la même chose pour les architectes : non seulement vous évitez de reproduire des erreurs, mais vous améliorez progressivement la qualité de vos aménagements. Bref, vous en tirez une plus-value servant à vous démarquer de vos concurrents. »

Le nerf de la guerre

Mais quand le budget coince, l’ÉPO est souvent sacrifiée, remarque Jacqueline Vischer. « Pendant toute ma carrière, j’ai entendu les architectes demander : c’est bien beau, mais qui va payer pour ça ? Vu la façon dont les budgets de construction sont établis, ils n’ont pas beaucoup de marge de manœuvre. Et même lorsque les coûts liés à l’ÉPO sont prévus dans le budget initial, il faut souvent se battre pour la réaliser. » ‘

Selon elle, le défi, pour les architectes, est de trouver une façon systématique d’intégrer le coût de l’ÉPO au budget des projets, afin que « ça devienne normal d’incorporer cette étape de façon routinière ». Au Royaume-Uni, où l’ÉPO fait partie de la réglementation concernant les projets de bâtiments publics, la question du coût ne se pose pas, assure Nigel Oseland : les architectes l’incluent d’office dans la soumission.

Mais en Amérique du Nord, où l’industrie de la construction n’a pas cette culture de l’évaluation par les usagers, l’argent est effectivement le nerf de la guerre, constate l’architecte Robin Snell, associé principal chez Parkin Architects. Cette firme torontoise spécialisée dans la conception d’établissements de santé élabore actuellement un système lui permettant d’intégrer les ÉPO à tous ses projets (voir « Créer sa procédure – La fin et les moyens »).

« Pour quatre de nos projets, on a pu couvrir les investissements grâce aux subventions dont bénéficiaient les chercheurs avec lesquels nous travaillions. C’est pour financer les ÉPO sur les projets ne faisant pas partie d’un programme de recherche qu’on manque de carburant. Mais on fait avec les moyens du bord, notamment en embauchant des étudiants. »

Les limites de l’exercice

Southwest Centre for Forensic Mental Health Care, St.Thomas (Ontario),
Parkin Architects Limited et Architects Tillmann Ruth Robinson en consortium
Photo : Studio Shai Gil

Aussi utiles soient-elles pour l’amélioration de la fonctionnalité d’un bâtiment, les ÉPO ont néanmoins une portée limitée, selon Christopher Henry, un chercheur et consultant américain spécialisé en design adapté aux personnes autistes. « Les ÉPO induisent nécessairement un biais dans la recherche, ne serait-ce qu’en fonction de l’énoncé des questions ou de l’ordre dans lequel on les pose. C’est un des outils nous permettant de déterminer si le bâtiment “fonctionne” ou pas, mais on ne peut pas interpréter les résultats comme une évidence absolue. »

Dans le cas des écoles pour autistes, par exemple, une étude menée auprès des éducateurs ou des parents ne suffira pas à conclure qu’un aménagement améliore la qualité de vie des élèves. « Pour y arriver, il faudrait mesurer de façon objective le niveau d’autonomie d’écoliers autistes fraîchement diplômés de deux écoles différentes. Ceux qui ont fréquenté l’école qui nous intéresse sont-ils plus en mesure de préparer leurs repas ou de s’habiller ? De prendre seuls les transports en commun ? Autrement, on n’a pas de point de comparaison. »

Pour obtenir des résultats concluants, il faut poser les bonnes questions, soulignent les experts. Par exemple, une question telle « Êtes-vous satisfait de votre environnement de travail ? » vous en apprendra peu sur la fonctionnalité du bâtiment, selon Jacqueline Vischer. « Les données dont on a besoin ne sont pas celles qui sont liées aux préférences des individus, dit-elle, mais celles qui sont relatives à l’efficacité de l’aménagement. Dans le cas d’un hôpital, on demandera par exemple au personnel soignant : “Avez-vous accès facilement aux équipements ? Pouvez-vous les déplacer pour qu’ils soient assez proches du lit tout en permettant à plusieurs personnes de circuler autour du patient ?” »

Enfin, pour que les résultats profitent aux usagers – en plus d’enrichir les connaissances des architectes, des propriétaires immobiliers et des chercheurs –, ils doivent tomber entre les bonnes mains, soutient Jacqueline Vischer. « Dès le début du processus, il faut déterminer la personne qui pourra et voudra agir en fonction des transformations recommandées. Parfois, l’ÉPO échoue entre les mains d’un administrateur qui n’a aucun pouvoir. Et le rapport se retrouve sur une tablette… » Il faut aussi informer les répondants de l’issue du processus, insistent les spécialistes, car l’absence de suivi peut les vexer ou les démotiver.

En dépit des contraintes, les ÉPO ont de beaux jours devant elles, soulignent experts et praticiens. « Il faudra un peu de temps, de réflexion, de recherche, mais je crois vraiment que l’industrie et les architectes ont tout avantage à en tirer profit », dit Jacqueline Vischer. Surtout si cela permet au public de mieux les apprécier.

1. Wolfgang F. E. Preiser et Jacqueline C. Vischer (dir.), Assessing Building Performance, Londres et New York, Routledge, 2005, 272 p.