Loin des fermes coquettes pour gentlemen farmers, les projets d’architecture agricole consistent généralement en d’immenses bâtiments qui associent fonctionnalité et rentabilité. C’est un créneau qu’occupe l’architecte Joanie Turcotte, de la firme Doucet + Turcotte Architectes.
Oubliez la recherche stylistique : en architecture agricole, « le look est souvent secondaire », affirme Joanie Turcotte. Ces « boîtes de tôle », comme elle les désigne elle-même, sont destinées à accueillir des équipements imposants et à assurer le bien-être des animaux. « On peut parfois faire des jeux de couleurs sur la façade, mais il reste que ce n’est pas un domaine très glamour », reconnaît-elle en supposant que c’est l’une des raisons qui expliquent le peu d’empressement des architectes québécois à en faire leur spécialité.
Or, la demande est là, selon l’architecte établie à Trois-Rivières, qui est régulièrement appelée à dessiner poulaillers, porcheries et étables pour des agriculteurs installés un peu partout dans la province. Et bien que l’apparence de ces bâtiments agricoles ait peu d’importance, l’architecte joue un rôle-clé dans leur conception, qui soulève d’autres enjeux.
Apprendre sur le tas… de foin
Joanie Turcotte a fait ses premiers pas dans l’univers de l’architecture agricole en 2015, quelques années après avoir obtenu son titre d’architecte, en concevant une étable pour un producteur de Saint-Cyrille-de-Wendover, près de Drummondville. « Même si je viens de la campagne et que mes oncles avaient eux-mêmes des fermes, j’ai dû apprendre sur le tas et faire beaucoup de recherche, se souvient-elle. Cela dit, le fait d’avoir côtoyé le milieu agricole m’aide à comprendre la réalité de mes clients. »
Par la suite, le bouche-à-oreille a fait son œuvre. « Les agriculteurs se connaissent tous et ils se parlent », souligne-t-elle. Si bien qu’en 2019 uniquement, l’architecte estime qu’elle aura piloté une cinquantaine de mandats du genre. Bon an, mal an, les projets agricoles représentent environ 5 % du chiffre d’affaires de sa firme. « Même si ce sont généralement de petits projets assez simples, les clients reviennent année après année. L’éleveur de poulets qui m’a commandé un poulailler cette année me demandera peut-être une couveuse l’année prochaine », illustre-t-elle.
« Nos clients ont pour la plupart été habitués à se débrouiller eux-mêmes, mais une fois qu’on les a convaincus en leur expliquant toutes les normes à respecter, ça se passe bien. » – Joanie Turcotte
Des défis de taille
Un des principaux défis de l’architecture agricole consiste à persuader les agriculteurs du rôle et, surtout, de l’importance de l’architecte dans le processus. « Nos clients ont pour la plupart été habitués à se débrouiller eux-mêmes, explique Joanie Turcotte, mais une fois qu’on les a convaincus en leur expliquant toutes les normes à respecter, ça se passe bien. »
Pourtant, certaines dispositions du Code national de construction des bâtiments agricoles, dont la dernière version date de 1995, n’ont rien pour lui faciliter la tâche. « Le Code n’est pas du tout à jour, entre autres en ce qui concerne les matériaux et les nouvelles pratiques agricoles », déplore Joanie Turcotte. Cette situation constitue un frein important à l’innovation, selon elle : « Ces règles empêchent parfois les agriculteurs d’utiliser les équipements qu’ils voient dans les foires agricoles internationales et qui leur permettraient de maximiser leur production. […] Les producteurs bovins et porcins souhaitent construire des bâtiments de plus en plus gros, ils seraient même prêts à accepter des mesures compensatoires, mais ce n’est pas permis. »
L’architecte donne en exemple une situation toute récente : l’un de ses clients voulait ériger une étable de 5800 m2 dont l’aire ouverte lui aurait permis d’accueillir tout son équipement, et ainsi d’organiser de façon optimale son travail. Or, selon le Code, un bâtiment d’un étage ne peut avoir de compartiment de plus de 4800 m2. « Le bâtiment peut être plus grand, mais il faut absolument y insérer une séparation coupe-feu, précise l’architecte. Je ne peux rien y faire; je n’aurai pas le choix de respecter le Code. » Au moment d’écrire ces lignes, elle étudiait avec son client les différentes avenues qui s’offraient à lui.
Des technologies qui évoluent
Il demeure que les architectes qui travaillent avec les agriculteurs doivent suivre les courants qui traversent l’industrie. « C’est un monde qui évolue à la vitesse grand V », constate Joanie Turcotte. Qu’il s’agisse des équipements, du choix des matériaux ou de la conception des bâtiments, l’efficacité prime. « Sur les murs, on voit de plus en plus de PVC embouveté, qu’il est possible de nettoyer aisément et rapidement à grande eau», donne-t-elle en exemple. L’architecte observe également un intérêt croissant pour les poulaillers construits selon la technique du coffrage isolant, efficace pour limiter les infestations de rongeurs.
Il ne faut pas non plus négliger le bien-être animal, un aspect « de plus en plus important », remarque l’architecte. « Il existe des normes précises à respecter pour tout ce qui touche la superficie par animal, explique la dessinatrice en bâtiment Jessica Salvas, de la firme d’experts-conseils Consumaj, avec qui Joanie Turcotte travaille régulièrement. Les mangeoires doivent être conçues pour que tous les animaux puissent manger en même temps, par exemple, même s’il est peu probable que ça arrive réellement. »
Toutes ces exigences laissent une place limitée à la créativité. « D’une ferme à l’autre, c’est presque les mêmes bâtiments, admet Joanie Turcotte. Et quand on trouve la recette gagnante, c’est certain qu’on la reproduit. » Ça, c’est quand un agriculteur ne lui demande pas carrément de refaire ce qu’elle a proposé au voisin !
Si, vu de l’extérieur, l’un de ses bâtiments agricoles peut avoir l’air d’une simple « boîte de tôle », à l’intérieur, c’est une tout autre histoire – une histoire d’efficacité, de bien-être et de respect des normes. Arrimer toutes ces exigences, voilà tout le défi !
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