L’architecture de qualité, combien ça vaut ? Malgré des percées notables, la question n’a pas fini de tourmenter les chercheurs… et les architectes.
Un musée consacré à la préhistoire qui attire sept fois plus de visiteurs à la suite d’une rénovation. Un hôpital psychiatrique récemment agrandi et rénové où on note une réduction de 69 % du recours à la contention physique. Un centre de formation pour adultes où deux fois plus d’étudiants poursuivent des études supérieures qu’avant sa transformation.
Telles sont quelques-unes des études de cas danoises que Lars Emil Kragh présentait aux conférenciers du Festival d’architecture de l’Institut royal d’architecture du Canada en mai dernier à Ottawa. Directeur du développement des affaires à l’Association danoise des firmes d’architecture – l’équivalent de l’Association des architectes en pratique privée du Québec –, ce spécialiste du marketing et son équipe tentent d’établir concrètement la valeur de la qualité architecturale. « Notre but est de se débarrasser de l’obsession des coûts et des délais afin de focaliser le débat sur la valeur de l’architecture », explique-t-il lors d’une entrevue téléphonique depuis Copenhague.
La tâche est colossale. Plusieurs études documentent l’une ou l’autre des trois principales retombées de l’architecture, poursuit-il : économiques, sociales et environnementales. Mais aucune ne tient compte de ces trois variables afin de dresser un portrait général de la valeur architecturale. « Il nous manque une vue d’ensemble. Or, les promoteurs, les constructeurs et les donneurs d’ouvrage n’ont qu’une idée en tête : le rendement global du capital investi. En tant qu’architecte, comment voulez-vous les convaincre d’investir 10 $ de plus par mètre carré si vous êtes incapable de chiffrer la plus-value pour l’économie locale, l’impact sur le tourisme ou celui sur la valeur des baux commerciaux ? »
Kragh et son équipe – qui ne comptent pas sur l’apport de chercheurs universitaires, « car on n’en finirait jamais ! » – travaillent à mettre sur pied un coffre à outils recensant différentes méthodes afin d’aider les architectes à définir la valeur de leur travail. Une première version est prévue pour 2018.
De quoi parle-t-on ?
L’architecte britannique Flora Samuel constate aussi la faiblesse du corpus de recherche sur l’impact de l’architecture. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé de remédier à la situation : chercheuse et enseignante à l’Université de Reading, elle a consacré une grande partie de sa carrière à tenter de définir la qualité architecturale. Son dernier ouvrage, Why Architects Matter (à paraître cet automne chez Routledge) soulignera les retombées positives de l’architecture de qualité sur l’ensemble de la société.
Plus concrètement, la spécialiste a aussi dirigé The Cultural Value of Architecture, un projet abouti en 2014 dont le but était de recenser la recherche existante sur les avantages d’une architecture résidentielle de qualité. L’un de ses constats : le mot « architecture » était souvent absent des quelque 180 rapports que son équipe a épluché ! « Plusieurs écrits insistaient sur la qualité du design, par exemple. Mais de quoi s’agit-il ? Quant à l’architecture, il n’y a pas de consensus sur ce qu’est une architecture de qualité. »
Selon elle, le problème vient du fait que les architectes – même au sein d’organismes comme le Royal Institute of British Architects (RIBA) ou le Conseil des architectes d’Europe – ne s’entendent pas sur la valeur ajoutée qu’apporte l’architecte. « Nous en sommes donc arrivés à la conclusion qu’une définition simple de l’ensemble des compétences de l’architecte est urgemment nécessaire. Pour cela, la première chose dont on a besoin, c’est du leadership d’institutions comme le RIBA. Après avoir défini le rôle de l’architecte dans la création de valeur architecturale, nous pourrons mettre au point des méthodes d’analyse qui nous permettront d’étayer une preuve concluante. »
Il existe déjà des modes d’évaluation de la qualité architecturale, du moins d’un point de vue social, ajoute Flora Samuel. Les évaluations post-occupation (ÉPO) ou le rendement social du capital investi – ou social return on investment (SROI) en anglais – en sont deux. Mais la recherche doit progresser pour englober un plus grand nombre de dimensions, qu’il s’agisse, par exemple, des retombées économiques, environnementales ou même culturelles.
Un économiste à la rescousse
À défaut de pouvoir compter sur une démonstration scientifique « tous azimuts » de la valeur de l’architecture – sur les plans économique, social et environnemental, comme suggérait Lars Emil Kragh –, on note malgré tout certaines percées. Économiste au Département de géographie et d’environnement de la London School of Economics, Gabriel Ahlfeldt a par exemple récemment établi un lien de cause à effet entre la qualité architecturale et la valeur d’une propriété.
Pour y parvenir, il a comparé 7900 transactions immobilières et interviewé 500 Londoniens habitant aux confins de 47 zones bénéficiant d’un statut de protection patrimoniale – soit des secteurs où l’architecture est distinctive, précise-t-il. Les uns habitaient à l’intérieur du périmètre, les autres légèrement en retrait. Résultat : les ventes des propriétés situées à l’intérieur des secteurs protégés sont 16,8 % plus élevées que celles des autres maisons, fait-il valoir dans Distinctively Different : A New Approach to Valuing Architectural Amenities.
« Sur le plan économique, je pense que c’est la première étude qui établit une relation de cause à effet entre la qualité de l’environnement bâti et sa valeur », explique-t-il en entrevue.
En attendant des études plus substantielles, voilà exactement le genre d’argument qui aidera les architectes à promouvoir les retombées de leurs interventions, croit Lars Emil Kragh. « Au bout du compte, tout est une question de chiffres. Plusieurs firmes d’architectes vantent la qualité des espaces qu’ils conçoivent ou celle des matériaux utilisés alors qu’ils auraient avantage à parler plutôt de création de valeur. Il faut notamment produire des études de cas à l’intention des promoteurs, chiffres à l’appui. »
Or, le marketing n’est souvent pas la plus grande force des architectes, remarque Flora Samuel. « Au Royaume-Uni, 60 % des architectes n’ont pas de plan d’affaires. Et seuls 3 % d’entre eux mènent des ÉPO alors qu’il s’agit d’un outil efficace de promotion de leur travail ! Autrement dit, ils ne savent pas comment promouvoir leur savoir-faire et élargir leur clientèle. Ils doivent être beaucoup plus stratégiques qu’ils ne le sont aujourd’hui. » Voilà un chantier qui pourrait se révéler rentable !
Au Québec — Réflexion en cours
Au Québec comme ailleurs dans le monde, les retombées de l’architecture de qualité sont peu étudiées. Pour apporter de l’eau au moulin, l’Association des architectes en pratique privée du Québec (AAPPQ) a demandé à un cabinet de recherche d’évaluer l’impact économique généré par l’activité de ses membres. Publiée en janvier, l’étude Impact économique et profil statistique des établissements privés d’architecture au Québec est le premier jalon d’une réflexion sur la définition de la valeur architecturale, explique la directrice générale, Lyne Parent.
« Personne ne nous contredit quand on affirme qu’un bâtiment de qualité a un impact dans son environnement et sur le bien-être de ses occupants. Mais au-delà des fameux critères “harmonieux, fonctionnel et durable”, comment définir sa qualité ? On manque de données. »
L’AAPPQ travaille présentement à mettre en place une alliance regroupant notamment des architectes et des chercheurs universitaires afin de constituer des études de cas. « Ce serait intéressant d’analyser l’impact d’un bâtiment comme la bibliothèque du Boisé (dans l’arrondissement montréalais de Saint-Laurent) sur le taux de fréquentation, par exemple, ou celui du nouveau CHUM sur l’absentéisme au travail. Ça nous donnerait un beau corpus pour faire valoir l’impact de la qualité architecturale dans nos représentations. » Ce corpus pourrait aussi permettre de réfléchir à une commande publique plus orientée vers la qualité, croit la gestionnaire, qui déplore qu’actuellement, les architectes soient surtout aux prises avec des contraintes de budget et d’échéancier.
L’organisation entend réunir certains intervenants – dont des chercheurs des trois écoles d’architecture – autour d’une même table dès l’automne. « L’idée est de voir comment on peut entreprendre la démarche, sachant que ça nous prendra sûrement un plan à moyen et à long terme », conclut Lyne Parent.