Personne n’est à l’abri de problèmes de santé mentale, de pertes cognitives ou de dépendances pouvant entraver son jugement professionnel et le respect de ses obligations. Voici quelques pistes pour mieux comprendre ces réalités et prévenir les risques.
Il y a quelques années, un architecte vraisemblablement aux prises avec des troubles cognitifs s’est retrouvé dans une situation délicate. Un dessinateur en qui il avait confiance a utilisé son sceau pour soumettre une demande de permis à la municipalité, se rappelle Stéphanie Caron, architecte, syndique de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ). L’architecte, qui était retraité au moment des faits, n’était même pas impliqué dans le projet.
Que ce soit en raison du vieillissement, d’un problème de santé mentale ou d’une dépendance, les troubles cognitifs peuvent aussi toucher les architectes en exercice, comme n’importe quel être humain. Or, cela peut avoir de lourdes conséquences sur le public. « Par exemple, si le client attend d’avoir les plans pour faire sa demande de permis pour construire et que son professionnel n’est plus en mesure de livrer de services, il est pénalisé », illustre Stéphanie Caron.
Les clients ou clientes touchés peuvent communiquer avec le bureau de la syndique, qui fera enquête, mais il leur faudra tout de même trouver un ou une autre architecte pour terminer leur projet, ce qui peut engendrer des coûts et des délais supplémentaires.
D’où l’importance pour les architectes et leurs proches de reconnaître les signes montrant que le public est à risque.
Distinguer ce qui est normal… de ce qui ne l’est pas
Avec l’âge, il est tout à fait normal de constater certains changements sur le plan cognitif, indique la Dre Josie-Anne Bertrand, neuropsychologue et présidente de l’Association québécoise des neuropsychologues (AQNP). Ainsi, la mémoire à court terme et la capacité de concentration diminuent avec le vieillissement. Ces effets normaux peuvent être contrés par des mesures telles que la prise de notes, la révision de son travail par ses pairs ou encore l’allégement de ses tâches, conseille la spécialiste.
Il ne faut pas s’inquiéter outre mesure si on cherche ses mots ou si on ne se rappelle plus pourquoi on est allé dans la cuisine. En revanche, oublier complètement un évènement récent, comme une réunion, ou payer deux fois la même facture devrait nous alerter. De plus, si les erreurs se multiplient malgré les moyens mis en place, c’est peut-être le signe avant-coureur d’un trouble cognitif plus important. « Quand une personne n’arrive pas à compenser et continue de voir ses performances décliner, cela cache peut-être autre chose », explique la neuropsychologue.
Il faut toutefois se garder d’être alarmiste, ajoute la spécialiste, puisque plusieurs facteurs pourraient expliquer ces difficultés, comme des problèmes de sommeil, la prise de certains médicaments ou des troubles de l’humeur. « Parfois, le simple fait de se faire dire que nous faisons des erreurs peut nous stresser, ce qui nous amène à faire encore plus d’erreurs », explique-t-elle.
Pour en avoir le cœur net, la spécialiste suggère de consulter son médecin de famille. Ce professionnel peut faire passer quelques tests et prescrire au besoin un rendez-vous avec un ou une neuropsychologue, qui saura faire la part des choses.
Santé mentale et capacités cognitives
Quel que soit notre âge, le stress, l’anxiété, la dépression ou l’épuisement peuvent aussi affecter nos capacités cognitives, confirme Ghislaine Labelle, CRHA, psychologue organisationnelle au Groupe Conseil SCO. « C’est un peu comme si on ressentait du brouillard mental. On éprouve donc de la difficulté à se concentrer, à porter attention aux bons détails, aux informations pertinentes. Les décisions deviennent aussi plus laborieuses et la mémoire est affectée », décrit-elle.
Or, plusieurs personnes ont tendance à cacher ou à minimiser cette réalité, souligne la psychologue. « Comme il est plus difficile de se concentrer, elles vont travailler encore plus d’heures et plus intensément pour camoufler leur état. » Un cercle vicieux qui mène tout droit à l’épuisement, avertit-elle.
Des signaux à ne pas négliger
Pensées intrusives, difficultés à digérer, troubles musculosquelettiques, insomnie, irritabilité, conflits avec les autres, impatience : il faut reconnaître les signaux montrant que son niveau de stress est trop élevé, souligne Ghislaine Labelle. Car le stress chronique est un terrain propice à l’anxiété, à la dépression ou à l’épuisement professionnel.
« Quand on voit que ces symptômes se répètent et persistent, c’est le signe qu’il est temps de prendre une pause. Plus rapidement on se repose, plus vite on se remettra sur pied », ajoute-t-elle. Ainsi, il est possible de s’accorder un congé, de déléguer ou d’accepter moins de mandats le temps de refaire le plein d’énergie. Si rien n’y fait, il vaut mieux consulter.
De la même manière, il faut être attentif aux changements de comportement chez un ou une collègue, par exemple si une personne s’isole, se montre irritable ou est toujours en retard alors que ce n’est pas dans ses habitudes. Ce sont peut-être des indicateurs qu’elle traverse une période plus difficile.
Dans ce cas, Ghislaine Labelle recommande de tendre la main à son ou sa collègue. « Si on a une relation de confiance avec lui, on peut lui dire qu’on est inquiet, vérifier avec lui s’il a besoin d’aide. On pourrait aussi lui suggérer de consulter, même si c’est délicat. Cela demande du courage d’aborder ce sujet, mais on lui rend service. » En effet, plus on attend, plus il est difficile de se relever, affirme-t-elle.
Bien s’entourer
Quand on est en pleine possession de ses moyens, on s’imagine mal perdre ses facultés. Or, c’est quand tout va bien qu’on peut le mieux agir pour atténuer les conséquences que cela pourrait avoir sur sa clientèle. « Le meilleur conseil qu’on peut donner aux architectes, c’est de s’entourer et de ne pas pratiquer seul », affirme Jean-Pierre Dumont, avocat, directeur des affaires juridiques et secrétaire de l’Ordre. Selon lui, le simple fait de travailler en solo est un facteur de risque, entre autres en cas d’inaptitude temporaire ou permanente.
C’est pourquoi il suggère aux architectes pratiquant seuls de multiplier les occasions de collaborer avec d’autres bureaux, en travaillant en consortium par exemple ou en développant des partenariats. « C’est moins courant avec la pénurie de main-d’œuvre, mais c’est aussi possible d’emprunter des employés si on a besoin d’assistance sur un dossier particulier », explique Patrick Littée, architecte et directeur de la pratique à l’Ordre. Pour un architecte prenant de l’âge, il peut également être intéressant de se rapprocher de la relève de sa région, qui pourrait avoir envie de reprendre les rênes de son entreprise.
Prévoir le pire
Toutes ces mesures permettent de cultiver son réseau, ce qui peut faciliter la désignation d’un ou d’une cessionnaire de dossier. Il s’agit d’un ou d’une architecte qui sera responsable de conserver vos dossiers si vous deviez interrompre votre pratique de façon temporaire ou permanente (voir « Pour la suite des choses », Esquisses, hiver 2017-2018). Cependant, il faut savoir que le ou la cessionnaire n’a pas l’obligation de poursuivre les projets concernés. Son rôle se limite à archiver les dossiers afin de permettre à la clientèle d’y avoir accès. Si cet architecte souhaite poursuivre un mandat, il lui faudra établir un nouveau contrat de services avec la cliente ou le client.
Préparer un plan de continuité des affaires, soit une marche à suivre en cas d’interruption des services, est donc une bonne pratique (voir « Bien réagir en cas d’urgence », Esquisses, hiver 2018-2019). Il est aussi judicieux d’informer ses proches des différentes dispositions qui ont été prises, ajoute Stéphanie Caron. « Il faut en parler avec sa famille et ses amis, pour faire de la prévention et les sensibiliser aux mesures à mettre en place s’ils constatent certaines problématiques. »
L’idéal est donc de prévoir ces mécanismes le plus rapidement possible, bien avant d’avoir des soucis, et de collaborer avec d’autres, insiste Jean-Pierre Dumont. « C’est d’autant plus important d’être entouré qu’on est souvent très mauvais juge de sa propre situation. Ainsi, les autres peuvent déceler certaines choses qu’on ne voit pas nous-même, nous offrir leur aide. Car se retirer au moment opportun, juger soi-même de sa condition, c’est beaucoup demander à quelqu’un. »
Quoi faire si ça vous arrive ?
- Consultez votre médecin si vous soupçonnez des pertes cognitives ou un problème de santé mentale qui nuisent au respect de vos obligations professionnelles.
- Si vous devez cesser de pratiquer :
- Informez vos proches des actions à prendre et avisez l’OAQ.
- Désignez un ou une cessionnaire de dossier (si ce n’est pas déjà fait).
- Vérifiez si le ou la cessionnaire est en mesure de reprendre les mandats inachevés.
- Informez vos clientes et clients que vous cessez de pratiquer, transmettez-leur les coordonnées de l’architecte cessionnaire et, le cas échéant, prévenez-les qu’il leur faudra trouver un ou une autre architecte pour terminer leur projet.
Que peut faire l’Ordre ?
Si un signalement ou l’inspection professionnelle révèle un problème d’inaptitude chez un ou une architecte, l’Ordre procédera à l’évaluation de la situation, explique Jean-Pierre Dumont. « Est-ce qu’il y a eu plusieurs plaintes ? Est-ce que cette situation porte préjudice à plusieurs clients ? Quelle est la gravité de ces atteintes ? De quel type de projet s’agit-il ? Est-ce qu’il y a une relève désignée ? Est-ce facile de confier cela à quelqu’un d’autre ? »
Selon l’état des lieux, l’Ordre pourra restreindre ou interrompre, temporairement ou non, le droit de pratique de l’architecte. Un examen médical peut aussi être exigé, même si ce recours est très rarement utilisé. Dans les cas les plus graves, des procédures disciplinaires peuvent être prises avec des sanctions allant jusqu’à la radiation temporaire ou permanente.