jongler avec les obligations

Certains architectes exercent dans plus d’un bureau, voire dans plus d’un domaine d’activité. Tout enrichissant qu’il soit, ce cumul de rôles et de responsabilités comporte sa part de risques.

Yvan Blouin a terminé ses études en architecture en 1978, mais n’est devenu membre de l’OAQ qu’en 1987. Entre-temps, il avait fondé son entreprise de construction. Après avoir passé neuf ans à construire des maisons dans la région de Québec, il a eu envie de passer à une autre étape. « Je suis devenu membre de l’Ordre parce que je voulais accéder à des projets d’architecture de plus grande envergure, comme des hôtels et des entrepôts d’abord, puis des immeubles d’appartements ou des tours de condominiums », explique-t-il.

Au départ, il offre ses services d’architecte à des promoteurs, mais, au début des années 2000, il commence à construire ses propres projets. Il achète des terrains pour lesquels il conçoit, construit et vend des projets résidentiels multifamiliaux. Depuis 2012, il exploite l’entreprise Synchro avec deux de ses enfants, dont l’un est architecte et l’autre, courtière immobilière et gestionnaire. Synchro a notamment réalisé la tour d’écohabitations en copropriété Origine, dans le quartier de la Pointe-aux-Lièvres à Québec.

Yvan Blouin voit beaucoup d’avantages à être à la fois le promoteur, l’architecte et l’entrepreneur de ses projets. « Toutes les compétences sont réunies dans une même entreprise, donc tout se fait beaucoup plus rapidement, puisque je n’ai pas à consulter un promoteur ou un entrepreneur externe, dit-il. Nous achetons un terrain avec une vision de développement précise et nous la mettons en œuvre. »

Il est toutefois conscient qu’une telle pratique requiert une certaine prudence. « Il est crucial d’éviter tout conflit d’intérêts, admet-il. Par exemple, nous adressons à d’autres bureaux les clients qui exigent une surveillance de chantier. Nous ne nous surveillons pas nous-mêmes. »

Connaître les balises

Yvan Blouin est l’un des 324 architectes de l’Ordre qui pratiquent dans deux (300 architectes) ou dans trois (24 architectes) domaines. Ils représentent environ 8 % des membres de l’OAQ.

Dans la majeure partie des cas (144 architectes), la double pratique concerne un architecte qui est à la fois son propre patron et l’employé d’un autre architecte. « Très souvent, ils travaillent comme employés à temps plein, mais pratiquent aussi un peu comme travailleurs autonomes », précise Sébastien-Paul Desparois, directeur général de l’Ordre. Les architectes occupant en parallèle un poste d’enseignant (41 architectes) ou un emploi dans le secteur public (33 architectes) représentent les deux autres situations les plus fréquentes.

« Des cas de double ou de triple pratique ont probablement toujours existé, mais l’Ordre s’y intéressera dorénavant d’un peu plus près, notamment lors de ses inspections professionnelles, annonce Sébastien-Paul Desparois. Nous voulons mieux connaître ces architectes, mieux documenter leur réalité et cerner les risques que leur pratique multiple pourrait éventuellement leur faire courir, afin de déterminer les meilleures façons de les sensibiliser ou de les aider. »

L’OAQ veut s’assurer que les professionnels qui vivent de telles situations comprennent bien les exigences déontologiques et réglementaires qu’ils doivent respecter. Par exemple, certains architectes employés d’un cabinet privé, du secteur public ou d’un établissement d’enseignement ouvrent un bureau pour réaliser un seul mandat. Mais le font-ils en bonne et due forme ? Respectent-ils leurs obligations quant à la tenue du registre et des dossiers ou quant à la déclaration des adresses de pratique à l’Ordre ?

Il est aussi important qu’ils soient au fait des règles en matière de responsabilité professionnelle. Par exemple, le patron d’un bureau d’architectes doit souscrire une assurance responsabilité professionnelle, mais pas les employés, puisqu’ils sont couverts par celle de l’employeur. Les enseignants sont non-assujettis, mais seulement pour leur pratique d’enseignant. S’ils acceptent un mandat d’architecture, ils doivent s’assurer. « Nous voulons voir si ces architectes saisissent bien les nuances de l’article 1 du Règlement sur l’assurance de la responsabilité des membres de l’Ordre des architectes du Québec », indique Sébastien-Paul Desparois.

Gare aux conflits d’intérêts

La double pratique entraîne également des risques sur le plan de la déontologie, le plus important étant celui de se placer en situation de conflit d’intérêts. « L’article 38 du Code de déontologie des architectes est clair à ce sujet, indique Pierre Collette, ancien syndic de l’OAQ (2006- 2019). L’architecte doit éviter toute situation de cette nature. Si un conflit d’intérêts potentiel surgit d’une situation de double pratique, il doit le divulguer, par écrit, aux personnes en cause et obtenir, par écrit, leur autorisation d’agir ou de continuer à agir. »

Une telle situation peut survenir, par exemple, lorsque l’architecte est aussi l’entrepreneur en construction. Il doit alors bien expliquer aux clients, par écrit, qu’il préparera pour eux les plans et devis avant d’en confier la réalisation à sa propre entreprise de construction. Les clients peuvent accepter ou refuser. De plus, l’article 60 du Code de déontologie interdit à un architecte d’effectuer la surveillance des travaux pour un client envers qui il agit, personnellement ou par l’entremise d’une société, en tant qu’entrepreneur en construction.

En ce qui concerne la responsabilité professionnelle, Pierre Collette suggère aux architectes dans cette situation d’avoir deux entreprises distinctes, l’une en architecture et l’autre en construction. Cela présente l’avantage de séparer la responsabilité professionnelle en deux. « Un architecte engage sa responsabilité professionnelle personnelle, même en agissant par le biais d’une société par actions, alors que dans une entreprise de construction distincte, c’est plutôt l’entreprise qui est responsable civilement de tous les gestes posés par les employés ou les actionnaires. Cela fait une énorme différence pour la protection du patrimoine individuel de l’architecte, en cas de condamnation en responsabilité civile. »

D’autres pièges sont plus subtils. Par exemple, l’article 22 du Code de déontologie exige que l’architecte fasse preuve d’une disponibilité et d’une diligence raisonnables dans l’exercice de sa profession. Occuper deux postes peut-il réduire le temps dont dispose un architecte et nuire à sa relation avec le client ? L’Ordre constate que certaines plaintes mettent en cause des architectes débordés par plusieurs mandats et peinant à répondre avec célérité aux demandes des clients.

« Les architectes ayant une double ou une triple pratique doivent savoir gérer leur temps et bien communiquer avec leurs clients et leurs employeurs », estime Sébastien-Paul Desparois. Ce dernier sait de quoi il parle, puisqu’il a déjà occupé un poste de chargé de cours à l’Université de Montréal en plus de ses fonctions à l’OAQ. Il confie avoir discuté avec l’Ordre avant d’accepter cet autre emploi. Malgré tout, jongler avec ces deux activités demeure exigeant.

Bref, l’heure est à l’exploration pour l’OAQ dans ce dossier. « Sans être terriblement inquiets de la situation, nous tenons à y jeter un œil afin de mieux comprendre les défis auxquels ces architectes font face et les accompagner dans ce type de pratique », conclut le directeur de la pratique professionnelle.