L’estimation des coûts est souvent perçue comme un exercice périlleux visant à fournir un résultat d’une grande justesse, alors qu’on ne dispose que d’informations imprécises et que le marché subit de fortes fluctuations. Tout en rappelant aux architectes leurs responsabilités en matière d’estimation, l’équipe de l’inspection leur montre ici comment ils ou elles peuvent aussi tirer profit de cette activité.
D’entrée de jeu, il est important de rappeler que même si l’estimation des coûts de construction n’est pas explicitement citée dans la définition de l’exercice de l’architecture (article 15 de la Loi sur les architectes) ou dans les activités réservées de l’architecte (article 16), les architectes ne peuvent pas pour autant concevoir sans compter. En effet, leur Code de déontologie prévoit que : « L’architecte ne doit pas laisser croire au client que le budget dont ce dernier dispose est suffisant pour les travaux projetés sans en être lui-même raisonnablement certain. » Cette disposition du Code exige donc que l’architecte ait toujours une bonne idée du coût probable des travaux, et ce, même si le contrat ne prévoit pas de fournir au client ou à la cliente une estimation en bonne et due forme.
Un autre élément important est le régime de responsabilité qui s’applique lorsque l’architecte effectue une estimation des coûts. En effet, contrairement aux plans et devis, qui sont régis par une obligation de résultat, l’estimation, elle, est plutôt régie par une obligation de moyens. Cela signifie que, pour reprocher à l’architecte un écart préjudiciable entre l’estimation et le coût réel, il faut non seulement que cet écart existe, mais il faut aussi démontrer que l’architecte n’a pas agi selon les règles de l’art et que l’écart qu’on lui reproche découle de ce manquement.
Qu’en est-il des contrats qui prévoient que l’architecte devra revoir à ses frais ses plans et devis s’il existe un écart plus grand que la marge prévue au contrat (souvent de 10 % à 20 %) entre la soumission la plus basse et l’estimation ? Dans un tel cas, le contrat opère un changement de régime. En signant une telle entente, l’architecte accepte d’être tenu à une obligation de résultat et devra s’acquitter de ses obligations contractuelles en cas de manquement. Ce type de clause peut parfois être négocié, mais si ce n’est pas le cas et que l’architecte n’est pas à l’aise avec les obligations en question, il vaut mieux s’abstenir, soit de signer un contrat émanant d’une négociation de gré à gré, soit de déposer une soumission dans le cas d’un appel d’offres. Tout dépend ici de la tolérance au risque de l’architecte.
Les dérivés utiles de l’estimation
En développant ses aptitudes en estimation, l’architecte gagne en expérience, en efficience ou en précision. Il ou elle peut aussi en profiter pour instaurer
des procédures ou des processus plus efficaces au sein de son bureau. L’estimation peut en effet avoir toutes sortes de dérivés utiles.
Liste de vérification
Élaborer des estimations exhaustives permet de générer une liste de contrôle ou de vérification pour un projet. Contrairement aux plans et devis, qui contiennent des informations complémentaires, la grille d’estimation est l’un des rares documents où figurent tous les éléments d’un projet. À ce titre, l’estimation agit comme une liste de vérification et s’avère un puissant outil de contrôle de la qualité pour assurer que rien n’a été omis dans les plans et devis ou que tous les aspects de la coordination multidisciplinaire ont été revus.
Faire évoluer le design
Que ce soit à la fin ou pendant l’étape de conception, l’estimation peut s’avérer une occasion rêvée de prendre certaines décisions quant à la portée des travaux, globalement ou sur des aspects précis.
Si l’estimation montre que le budget n’est pas atteint, il peut être intéressant de convenir avec le client ou la cliente de bonifier certains éléments du projet ou encore de conserver une réserve en cas d’imprévus. À l’inverse, si l’estimation indique un dépassement budgétaire, on ne peut l’ignorer et il faut alors s’appliquer à rationaliser.
Évaluer les soumissions et émettre une recommandation
Bon nombre de contrats architecte-client prévoient que l’architecte doit analyser les soumissions reçues sur la base des prix. Afin de produire une recommandation objective, il est primordial d’avoir un élément de comparaison, et c’est là que l’estimation entre en jeu. Grâce à une estimation suffisamment détaillée, l’architecte pourra fournir non seulement une appréciation générale sur le prix total, mais aussi une analyse plus précise quant à certains postes budgétaires. Ce type d’examen permet habituellement de déterminer si le plus bas soumissionnaire a bien compris le découpage de l’ouvrage et d’éclairer le maître d’ouvrage sur les suites à donner à son appel d’offres.
En chantier
Tout comme aux étapes de la conception et de l’appel d’offres, avoir accès en chantier à une estimation détaillée est un avantage de taille. Lorsque des changements devront être négociés ou que l’entrepreneur présentera des équivalences, l’architecte pourra rapidement déterminer si les propositions reçues sont raisonnables ou non. Il va sans dire que l’estimation sera aussi précieuse au moment de l’examen de la liste de valeur de l’entrepreneur, qui servira de base à ses demandes de paiement.
Pour les projets à venir
Afin de pouvoir estimer les coûts probables des projets futurs, il est important de faire la synthèse des projets achevés. Contrairement aux taux qui figurent dans des ouvrages de référence tels que le Means ou le Yardsticks, le coût réel d’un projet (en fonction du dernier certificat de paiement), divisé par des indicateurs comme la superficie, le volume ou certaines caractéristiques (ex. : nombre de patinoires dans un aréna ou nombre de places dans un restaurant), fournit à l’architecte une statistique actuelle par rapport au marché. Par exemple, si ses trois derniers projets de centre culturel se sont conclus avec un coût moyen de 3300 $/m2, cette information lui permet, d’une part, de valider sommairement le budget d’un donneur d’ouvrage en fonction de ses besoins et, d’autre part, de se fixer une cible pertinente pour son travail d’estimation.
Au bout du compte, même si l’estimation des coûts de construction n’est pas une activité réservée à l’architecte, elle est fondamentale à un exercice crédible de la profession. Un dossier de projet devrait toujours contenir les traces minimales de la démarche d’adéquation entre la portée du projet et son coût probable. Si cette démarche doit être bonifiée en raison de l’obligation de fournir des estimations de classe D, C, B ou A, on peut alors profiter de l’exercice pour lui donner un maximum de valeur ajoutée.