Dans des projets de taille modeste, il arrive que certains architectes incluent dans leurs plans et devis des renseignements qui devraient plutôt figurer dans les documents de l’ingénieur. Cette pratique n’est pas sans risque.

Comme architecte, Natalie Dionne va très loin dans les détails d’exécution. Qu’un élément de structure soit modifié d’un pouce peut avoir un impact majeur pour elle. Ces éléments sont donc toujours représentés dans ses dessins d’architecture. Elle les accompagne d’une note invitant à se référer aux dessins de structure de l’ingénieur.

Dans tous ses projets, elle mandate un ingénieur pour faire des spécifications de design, puis fournir ses propres plans. « J’avise mes clients dès l’offre de service que tout travail structurel exigera de recourir à un ingénieur. S’ils refusent, je ne vais pas de l’avant avec le projet », précise-t-elle.

Respecter les limites de sa profession est effectivement l’attitude à privilégier. « L’OAQ préfère que l’architecte et l’ingénieur fassent des dessins séparés, puisque ce sont des disciplines différentes », affirme Louis Réjean Gagné, inspecteur principal à l’Ordre. « La bonne pratique pour l’ingénieur consiste à faire ses propres plans à partir des dessins de l’architecte », confirme Aline Vandermeer, conseillère en communication de l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ).

Les dessins d’architecture sont généraux, alors que ceux de l’ingénieur sont spécialisés, résume Louis Réjean Gagné. « Si l’architecte dessine un édifice en béton, il montrera les poteaux, les dalles, les planchers en béton, mais ne les décrira pas. La description se trouvera plutôt dans les dessins de l’ingénieur. C’est la même chose pour les systèmes électriques et mécaniques. »

Par exemple, si l’architecte veut du béton architectural exposé, il lui faut indiquer ses spécifications relatives au coffrage, au jet de sable ou à l’eau, etc., à l’ingénieur. C’est à ce dernier et non à l’architecte de les inclure dans son devis. Pour un élément particulier comme un mur-rideau, l’architecte peut préciser dans ses plans et devis que l’entrepreneur doit préparer des dessins approuvés par un ingénieur. « Un mur-rideau, c’est de l’enveloppe, donc c’est de l’architecture à 100 %, indique Louis Réjean Gagné. Toutefois, on demandera que le sous-traitant soumette des calculs et des dessins signés par un ingénieur, démontrant que le mur va soutenir les charges latérales dues aux vents. Ce n’est pas un calcul relevant des compétences de l’architecte. »

Résister à la tentation

Il reste que certains architectes ont parfois tendance à en prendre un peu plus, généralement pour être gentils avec leurs clients. « Ils vont décrire des densités ou des résistances pour le béton, référer à des normes pour le béton ou encore préciser la marque d’un chauffe-eau, l’ampérage d’un panneau électrique ou des spécifications quant à une fosse septique. Tous ces éléments relèvent du génie », ajoute Louis Réjean Gagné.

C’est d’autant plus tentant d’en faire un peu trop que les clients ne sont pas toujours ouverts à l’idée de payer pour les services d’un ingénieur. « Les clients dans le résidentiel acceptent généralement sans rechigner le recours à un ingénieur en structure, parce qu’ils ont tous peur que la structure s’effondre, mais dès que l’on propose un ingénieur mécanique ou électrique, ils protestent », confirme Carl Pineau, architecte à Cycle Studio.

Il se souvient d’un projet de maison très axé sur le développement durable où cohabitaient un grand nombre d’équipements tels que panneaux solaires, géothermie et dalles radiantes. Les intervenants n’étaient pas tous sur la même longueur d’onde. L’architecte avait réussi à convaincre son client de mandater un ingénieur mécanique pour établir une stratégie intégrée, mais la tâche n’avait pas été facile. « La seule manière de faire entendre raison aux clients, c’est en leur parlant d’argent, croit-il. Dans ce cas-ci, il fallait expliquer que les coûts très élevés en cas de problème justifiaient pleinement d’investir un peu pour embaucher un ingénieur. »

Tracer la ligne

L’architecte a tout intérêt à ne pas empiéter sur les activités réservées à l’ingénieur. Car s’il franchit ce pas, il devient passible de poursuites pénales et s’expose aux amendes prévues au Code des professions. Dans le cas d’une personne physique (donc l’architecte lui-même), ces amendes vont de 2500 $ à 62 500 $. Cela dit, les cas d’infraction demeurent exceptionnels.

Au Fonds des architectes, l’analyste Marie-Pierre Bédard, rapporte un seul cas de ce type au cours des six dernières années. « S’il y a eu par le passé quelques cas d’architectes poursuivis pour pratique illégale du génie, ces cas sont rares et remontent à de nombreuses années », assure Aline Vandermeer. Selon elle, le risque pour la protection du public se trouve plutôt du côté des entrepreneurs. Ce risque est lié à l’utilisation des plans de l’architecte par un entrepreneur qui omettrait de prendre en compte la note indiquant d’avoir recours à un ingénieur, par exemple, pour les fondations ou pour le système électrique d’un bâtiment. Un tel geste est passible d’une poursuite pour pratique illégale du génie.

Marie-Pierre Bédard fait tout de même cette mise en garde aux architectes : « Nous recommandons d’éviter d’inclure des éléments de génie dans les dessins d’architecture », dit-elle. Autrement, l’architecte prend notamment le risque d’induire une confusion en ce qui a trait au mandat confié à l’ingénieur. « Par exemple, si les éléments de génie sont dans les dessins de l’architecte, mais annotés par l’ingénieur et que le mandat de ce dernier n’est pas clairement défini dans un contrat, des enjeux de responsabilité peuvent se poser en cas de problème. »

Elle ajoute toutefois que l’architecte est couvert par l’assurance du Fonds, même s’il a intégré à ses plans de l’information provenant d’un ingénieur ou que ses plans ont été annotés par un ingénieur. « Nous accordons une garantie pour les fautes commises dans le cadre général d’un contrat de service professionnel, lequel inclut souvent des volets relevant du génie, explique-t-elle. La couverture est remise en question seulement si le contrat confié à l’architecte s’avère dans les faits uniquement relatif au génie. »

N’empêche, mieux vaut éviter de s’exposer aux poursuites. Au fil de ses 40 années de pratique, Louis Réjean Gagné a vu la construction devenir hyperspécialisée. Elle s’est aussi passablement judiciarisée. Ce qui se réglait autrefois à l’amiable finit plus souvent au tribunal. « Rester à l’intérieur de sa discipline diminue les risques », conclut-il.