Les architectes doivent agir pour limiter le carbone émis durant le cycle de vie des matériaux.
Depuis plusieurs années, quand on parle de bâtiment durable, on parle surtout d’efficacité énergétique. Au Québec, on tend à se donner bonne conscience sous prétexte que notre énergie provient surtout de l’hydroélectricité. Or, on oublie qu’une bonne partie des gaz à effet de serre (GES) attribuables aux bâtiments sont issus des matériaux qui les composent : l’extraction des matières premières, leur transformation, leur transport et même ce qu’on en fait à la fin de leur vie utile… C’est, en gros, le carbone intrinsèque, celui qui est en grande partie déjà émis avant même l’inauguration du bâtiment ou qui sera immanquablement émis en fin de vie !
On aura beau améliorer l’efficacité énergétique, cela ne changera rien au fait que ce carbone intrinsèque sévira dans l’atmosphère, contribuant aux changements climatiques qui nous menacent… Et pire, parfois, pour améliorer cette efficacité énergétique, on ajoutera du matériel qui augmentera nos émissions de carbone intrinsèque !
On doit se rendre à l’évidence : il faut limiter le plus judicieusement possible le carbone attribuable aux matériaux. Et qui de mieux placé que les architectes pour y voir en prenant des décisions avisées dès la conception ? Personnellement, je ne vois pas.
Ce poids supplémentaire sur notre conscience déjà chargée peut décourager, c’est vrai. J’avoue avoir été moi-même intimidé à la lecture du dossier d’Esquisses sur le carbone intrinsèque et l’outil qui permet de l’évaluer, l’analyse du cycle de vie.
Il est vrai que calculer les émissions attribuables à chaque matériau, du berceau au tombeau, voire après, peut sembler une tâche titanesque, surtout aujourd’hui, alors que les méthodes sont encore à parfaire. Mais en réalité, ce qui importe, c’est la pensée globale du cycle de vie, qui ouvre des pistes de remise en question et d’innovation. Et quand il est question de pensée globale, les architectes savent y faire.
Sens critique et intelligence
Je l’ai déjà dit, il nous faut exploiter notre intelligence plutôt que les ressources de la planète. Avant tout, il faut se demander ce que nous voulons accomplir. Voulons-nous répondre de manière saine, pertinente et inspirante à une commande ou construire pour construire ? Pour répondre à une commande, voyons d’abord si le bâtiment existant qu’on nous dit de démolir ne pourrait pas être transformé. S’il doit être démoli, on peut envisager la conservation d’éléments comme les fondations, la structure, la brique… ce qui permet d’épargner une énorme quantité de GES.
Et si l’on doit construire, on doit le faire en évaluant la pertinence de chaque geste, de chaque système, de chaque choix tectonique, en fonction de son impact carbone. Une fois qu’on adopte ce mode de pensée, l’analyse du cycle de vie devient un outil précieux, qui permet de voir où sont les pires sources d’émissions et de réfléchir aux moyens de les réduire. Elle ouvre les yeux sur des réalités qu’on peut difficilement voir autrement.
Comme architectes, nous devons nous interroger sur la portée des modes d’analyse et la qualité des données utilisées : où se sont arrêtés les calculs ? La fin de vie de l’ouvrage est-elle prise en compte ? Les projections correspondent-elles au contexte d’utilisation du projet et à son objectif ? C’est à nous de poser des questions aux fabricants de matériaux sur leurs déclarations environnementales… Ou d’en exiger quand elles sont absentes. Et si l’on doit effectuer des inventaires d’émissions à l’aide de logiciels sophistiqués que nous ne maîtrisons pas suffisamment, nous pouvons recourir à des collègues spécialistes. Notre réelle valeur dans cet exercice, c’est notre sens critique, notre volonté et notre intelligence.
Un devoir moral
À cet effet, rappelons-nous l’obligation que nous dicte l’article 7 du Code de déontologie : l’architecte « doit respecter l’être humain et son environnement et tenir compte des conséquences que peuvent avoir ses recherches, ses travaux et ses interventions sur la vie, la santé et les biens de toute personne ».
Sachant ce que l’on sait sur le carbone intrinsèque, nous ne pouvons pas passer à côté de la pensée cycle de vie. Nous ne pouvons pas non plus attendre que la formation et les outils d’analyse soient parfaits. Il faut dès maintenant faire tout ce qui est en notre pouvoir pour réduire les GES découlant de nos projets. En attendant une réglementation plus stricte qui ne peut qu’advenir, commençons par agir sur ce que nous maîtrisons et tâchons d’intégrer de nouvelles notions chaque jour, comme nous l’avons toujours fait.
Ce n’est pas la première fois que la profession vit un tel changement de paradigme. Et nous avons chaque fois su relever le défi.