La crise du logement apportera-t-elle enfin ses lettres de noblesse au préfabriqué au Québec? Ce mot est sur toutes les lèvres, et on lui attribue toutes les qualités : rapide, peu coûteux, meilleur pour l’environnement. Qu’en est-il réellement?
Discutez un instant avec Carlo Carbone, architecte et professeur à l’École de design de l’Université du Québec à Montréal, et il aura réussi à vous convaincre : le préfabriqué est une voie d’avenir. « Le logement, c’est un no-brainer », répond-il lorsqu’on lui demande de dire où cette méthode de construction pourrait s’insérer. « On voit déjà des projets de condominiums où les cuisines et les salles de bain sont toutes pareilles, même sans qu’ils soient préfabriqués. Il y a un grand potentiel de reproductibilité pour aller plus vite et réduire les coûts. »
La Société d’habitation du Québec semble d’ailleurs lui donner raison, elle qui a lancé en août 2024 un appel de qualification pour la construction de 500 logements hautement préfabriqués à l’échelle du Québec. Cet engouement est plus que bienvenu, car selon les dernières estimations de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), qui tiennent compte des chantiers prévus et des changements démographiques, il faudrait construire 860 000 logements supplémentaires au Québec d’ici 2030. Beaucoup voient même le potentiel du préfabriqué au-delà du résidentiel, dont le gouvernement provincial, qui a annoncé en 2024 la signature d’un premier contrat entre un centre de la petite enfance en Beauce et un fabricant de constructions modulaires. Une douzaine d’autres doivent suivre et servir de modèles pour la suite.

Malgré leur désir de contribuer à la solution, les manufacturiers de modulaire sont encore marginaux au Canada – en 2024, ils n’occupaient que 6,55 % du marché de la construction. « On voit des initiatives de regroupement des entreprises pour augmenter leur capacité de production et répondre à une demande accrue », observe Carlo Carbone. Pour lui, c’est clair : la quarantaine de manufacturiers du pays sont prêts.
Construire à l’abri
Qu’y a-t-il de si avantageux à bâtir de cette manière ? « La construction industrialisée se fait dans un environnement contrôlé, à l’abri des conditions extérieures qui peuvent causer des problèmes et abîmer les matériaux, comme la neige, l’eau ou le gel », souligne le professeur Carbone. C’est là, selon lui, le premier grand avantage de cette approche. Car sur les chantiers traditionnels, les matériaux sont exposés aux éléments, ce qui provoque un gaspillage considérable – entre 10 % et 30 % de ceux-ci demeurent inutilisés à la fin des projets, à cause d’une mauvaise planification ou des dommages qui leur sont causés.
Au contraire, en usine, un matériau comme le bois « n’a jamais vu d’eau de sa vie », illustre l’architecte Kassandra Bonneville, directrice en recherche et développement chez Bonneville. « C’est bien meilleur d’installer une membrane autocollante en usine, car il n’y a pas de contrainte climatique », cite pour sa part en exemple l’architecte associée principale chez Blouin Beauchamp Architectes Isabelle Beauchamp.
La construction à l’intérieur offre aussi des avantages pour l’équipe du fabricant, qui œuvre dans de « meilleures conditions », estime la professeure au Département de génie de la construction de l’École de technologie supérieure Ivanka Iordanova. Travail au chaud, postes ergonomiques et appareils pour transporter les éléments lourds : les conditions mènent à une qualité de production améliorée, croit la chercheuse, notant que ce personnel n’a d’ailleurs pas l’obligation de détenir un certificat de compétence de la Commission de la construction du Québec. Le confort accru et les exigences de qualification moindres sont d’ailleurs des attraits importants dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Elle rappelle que le processus d’inspection s’en trouve simplifié pour les architectes aussi. « On peut vérifier les joints de fenêtre à hauteur d’homme. »
Vite, vite, vite
Mais ce qui séduit chez le préfabriqué, c’est surtout qu’il permet de construire très, très vite. « On peut commencer le travail sur la fondation en même temps que celui sur le bâtiment en usine, rappelle Kassandra Bonneville. Dès qu’on livre les modules, la construction est terminée à 80 %. Ne reste plus qu’à installer le revêtement, la ventilation, les raccordements. » Ce chevauchement permet de réduire la durée des chantiers de moitié, voire plus, selon son expérience.
Qui dit temps dit argent, rappelle Isabelle Beauchamp. « Avec la préfabrication, les clients et investisseurs peuvent arriver à la rentabilité plus rapidement. Ils amortissent l’achat de leur terrain et voient leurs frais d’intérêts réduits. Ce sont des considérations majeures pour des projets de plusieurs millions de dollars. » Carlo Carbone est du même avis. « Si on peut louer nos unités plus rapidement, ou si on peut réaliser trois projets plutôt que deux en une année, c’est considérable. »
Est-ce à dire que le préfabriqué revient moins cher finalement ? Pas au Québec. « À ce jour, si on compare un projet en ossature de bois traditionnel et un projet en ossature de bois préfabriqué, le deuxième coûte plus cher au pied carré », révèle Isabelle Beauchamp.
C’est que le Québec est encore loin d’avoir atteint la maturité dans le domaine de la construction modulaire. « Chaque fois qu’on innove, on a une baisse de productivité, soutient Ivanka Iordanova. C’est notre cas ici en ce moment. Mais si on regarde à l’échelle mondiale, le préfabriqué est considéré comme étant moins cher. On parle d’économies potentielles [s’élevant] jusqu’à 20 %. » C’est notamment en ce qui concerne l’achat de matériaux en gros qu’on peut rêver de voir les coûts fondre.
Quand on parle de construction usinée, on pense aux usines d’automobiles, où tout est standardisé, avec le même modèle qui sort des milliers de fois au bout de la chaîne, fait remarquer Yves Côté, coordonnateur de l’Association des manufacturiers de bâtiments modulaires du Québec. « Au Québec, on fait l’inverse. On réalise un projet de cottage, ensuite un bungalow, après ça, un gros garage. C’est toujours différent. » Sans uniformisation dans les pratiques, il est impossible de réduire les coûts.


Stéréotypes désuets
Qu’est-ce qui empêche le Québec d’atteindre la vitesse de croisière en matière de « préfab »? La liste des embûches est malheureusement plutôt longue, à commencer par les préjugés, qui ont la couenne dure. Leurs racines remontent à une autre crise du logement historique. Dans les années 1930, la Grande Dépression avait considérablement ralenti la construction de nouveaux logis. De retour après la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de vétérans et leurs familles se sont retrouvés à la recherche de lieux où vivre. Pour répondre à la demande, la SCHL a compilé des catalogues d’habitations préfabriquées. « La qualité de l’immeuble n’était pas une priorité, relève Carlo Carbone. On visait une durée de vie de 25 ans! » Résultat : la réputation de ce type de construction a été lourdement entachée.
Le préfabriqué n’a pas une belle connotation, se désole Kassandra Bonneville. « Les gens pensent encore aux classes modulaires temporaires dans les écoles ou aux roulottes de chantier. » L’architecte invite ses collègues à visiter des usines de construction modulaire pour mieux mesurer la qualité des produits qui en sortent.
Autre défi : surmonter l’impression que le préfabriqué, c’est laid. « On peut tout à fait avoir une qualité architecturale », tranche Isabelle Beauchamp. Même que cette manière de travailler offre « un terrain de jeu vraiment intéressant. On doit bien sûr accepter qu’il y ait une certaine répétition, mais on peut assembler différentes composantes, jouer avec les fenestrations et les matériaux. »

L’architecte David Giraldeau, fondateur du studio de conception PARA-SOL, n’adhère pas non plus à l’idée que le préfabriqué est moins joli. « C’est vrai que, si le parement est installé sur les modules en usine, on risque de remarquer les moulures de transition sur le bâtiment terminé, concède-t-il. Mais quand un module est livré sans parement extérieur, c’est difficile de dire que c’est du préfabriqué. »
La plus grande contrainte, estime Isabelle Beauchamp, est plutôt de concevoir un module qui puisse se faufiler sur les routes entre l’usine et le site où il sera implanté.

Wakefield, PARA-SOL. Photo : Alexandre Guilbeault.
Pas toujours rose
Est-il temps de céder à l’appel du préfabriqué? Si le produit final peut être beau et de bonne qualité et que les coûts sont appelés à diminuer, qu’est-ce que les architectes attendent?
Isabelle Beauchamp a fait le saut… pour le meilleur et pour le pire. Elle a souvenir d’un premier projet « compliqué », dans lequel, en collaboration avec Bonneville, « tout le monde a beaucoup appris ». Pour elle, le préfabriqué est une option supplémentaire, mais certainement pas la plus facile. « Ce n’est pas ce à quoi nous sommes habitués. Il faut mettre nos habitudes de côté et réfléchir complètement différemment. » En d’autres termes : une importante courbe d’apprentissage attend l’architecte qui souhaite se lancer dans l’aventure.
Au fil des expériences, le travail devient plus aisé. Isabelle Beauchamp travaille d’ailleurs de nouveau en collaboration avec Bonneville pour le compte de l’UTILE, soit l’Unité de travail pour l’implantation de logement étudiant. Le but est de fabriquer un immeuble par an pour loger des étudiants et étudiantes. Le premier verra le jour à Rimouski en 2025.
Dans un contexte de crise du logement, d’urgence de construire, pouvons-nous nous permettre de faire la fine bouche? Pour Carlo Carbone, il faudra que les architectes prennent les devants: « Si on veut contribuer à augmenter la capacité de production, ça passe par une plus grande demande », c’est-à-dire que les architectes doivent proposer le préfabriqué à leur clientèle, l’intégrer à leur pratique.
Une demande accrue contribuerait aussi à la robotisation du secteur, qui, pour le moment, fait du sur-place au Québec. « Les coûts de robotisation sont trop élevés pour l’industrie, considérant le volume des commandes, constate Yves Côté. On n’est pas encore au point de rupture. »
Pour aider à l’adoption de ce mode de construction, il faudra aussi revoir le processus de planification d’un projet. « En général, l’architecte conçoit, puis produit un document de construction qui lui permet de lancer un appel d’offres, liste Carlo Carbone. Ce modèle n’est pas vraiment applicable à la construction industrielle, qui demande une collaboration dès le départ. Il faut d’emblée se demander quelles sont les contraintes du préfabriqué, main dans la main avec le constructeur. Ensuite, on peut suivre le processus traditionnel. »
Cette collaboration tombe sous le sens, selon Kassandra Bonneville. « C’est de cette manière qu’on peut vraiment atteindre une accélération du processus et une réduction des coûts. »

Photo : Guylaine Proulx.
Plus vert
Au-delà de la demande provoquée par la crise du logement, le préfabriqué a le potentiel de répondre à un autre défi pour l’industrie de la construction : la crise environnementale. Jézabel Dubuc a consacré son mémoire de maîtrise à ce sujet en 2023. Sa conclusion : si 50 % des logements ayant fait l’objet d’une demande de permis au Canada en avril 2023 avaient été des bâtiments modulaires, l’émission de plus de 8 700 tonnes d’équivalent CO2 aurait été évitée.
Celle qui est désormais conseillère en construction durable chez Pomerleau pointe non seulement l’optimisation des matériaux comme l’un des avantages majeurs de la construction en usine, mais aussi la distance de déplacement des membres de l’équipe de travail. « Dès qu’un projet est éloigné des grands centres, il devient difficile de trouver de la main-d’œuvre, qui doit donc se déplacer sur de plus grandes distances. » En comparaison, les travailleurs et travailleuses dans les usines habitent généralement près de leur lieu de travail, ce qui réduit les émissions de gaz à effet de serre liées à leur transport.
Afin que le modulaire devienne moins polluant, il faudra, là encore, que l’on augmente la cadence. « Pour que ce soit vraiment intéressant, il faut que l’usine fonctionne à plein régime et produise le même item à répétition », explique la conseillère.
Pour David Giraldeau, qui a produit un catalogue d’écohabitats préfabriqués, cette méthode de fabrication est aussi une manière de rendre accessibles à un plus grand nombre de gens des concepts optimisés du point de vue écologique. « Je vise des clients qui n’auraient pas pu faire affaire avec un architecte en raison des coûts », explique-t-il. D’une pierre deux coups, donc : il peut aider les ménages à se procurer une maison plus verte tout en démocratisant l’architecture.
Carlo Carbone, fermement convaincu de la pertinence du préfabriqué, croit que les architectes ont un rôle central à jouer pour en faciliter l’adoption. « Ils doivent apporter dans un projet modulaire ce qu’ils apportent dans tous les projets. Ce sont les chefs d’orchestre, les personnes créatives qui, plutôt que de voir des contraintes, voient un grand potentiel. »
Le dictionnaire du préfabriqué
Préfabriqué, construction industrialisée, bâtiment usiné… Difficile parfois de s’y retrouver entre tous ces termes. Dans un état des lieux produit pour le compte de la Société d’habitation du Québec, de Ressources naturelles Canada et du Bureau de promotion des produits du bois du Québec en 2020, les universitaires Carlo Carbone et Ivanka Iordanova, ainsi que d’autres collègues de tous horizons, proposent un classement en trois catégories :
Modulaire volumétrique : un bâtiment, un sous-assemblage, une pièce ou une section de bâtiment produit et réalisé à des niveaux variés en usine;
Panneaux : surface, murale ou de plancher, assemblée en usine pour réaliser le système structural de l’édifice ou son cloisonnement;
« Kits-of-parts » : le « kit » renvoie majoritairement à des ensembles de charpente. Il existe également des « kits » qui organisent l’ensemble des systèmes de l’édifice.
Multiplier l’identique?
Le Québec de demain sera-t-il couvert de bâtiments identiques, répétés à l’infini? Cette crainte revient souvent lorsqu’il est question du préfabriqué.
Pour l’architecte Carlo Carbone, professeur à l’École de design de l’Université du Québec à Montréal, il s’agit d’une vision « ancienne » qu’il est grand temps de démonter.
En réalité, le préfabriqué ne serait pas à blâmer si des logements identiques se voyaient reproduits d’un bout à l’autre du pays, dit-il. « La SCHL, à la demande de l’ancien ministre Sean Frazer, a envisagé de créer un catalogue d’édifices préapprouvés par les municipalités, pour réduire les délais d’obtention de permis. Si le catalogue ne prend pas en considération les différents contextes d’implantation d’édifices et qu’on construit la même chose à Jonquière et à Vancouver, là, on a un problème. » Une situation qui pourrait se produire même sans le recours au préfabriqué.
Pour Carlo Carbone, chaque nouveau bâtiment doit être adapté au milieu. « Il est vrai que nous sommes face à une urgence d’agir, mais pas aux dépens de la conception architecturale. »
Le préfabriqué, c’est un peu comme magasiner une cuisine chez IKEA, image le chercheur. « On utilise leurs caissons et on les adapte à notre espace et à nos besoins. » De la même façon, des modules de salle de bain ou de cuisine pourraient être agencés de diverses manières, permettant d’ériger un bâtiment plus rapidement tout en conservant son unicité.

Photo : Guylaine Proulx.