Nos villes et leurs bâtiments sont-ils trop masculins ? À quoi ressembleraient des environnements bâtis plus égalitaires ? Professeure de géographie à l’Université Mount Allison, au Nouveau-Brunswick, Leslie Kern place de telles questions au centre de son champ d’expertise. Esquisses s’est entretenu avec l’autrice de Feminist City : A Field Guide, paru en 2019.
Dans votre essai, vous citez entre autres l’architecte Dolores Hayden, connue pour avoir comparé les gratte-ciel à des phallus en érection. Cette allusion est d’ailleurs devenue l’une des images qui ont le plus retenu l’attention lors de la publication de votre essai.
On m’a beaucoup parlé de ce passage, mais au-delà de cette interprétation du gratte-ciel, je pense que Hayden s’intéressait aussi au rôle de ces immeubles dans le maintien d’autres types de relations de pouvoir dans la ville – et c’est ce qui compte le plus, selon moi. Elle a écrit sur l’exploitation des personnes qui construisent ces gratte-ciel, de même que sur les dangers que comportent les chantiers et les morts qui y surviennent parfois. C’était vrai à l’époque [en 1977], et ça arrive encore aujourd’hui ! Dans de nombreuses villes du monde, on construit des bâtiments toujours plus hauts, et ces chantiers emploient une main-d’œuvre migrante mal payée.
Même une fois la construction terminée, des hiérarchies de classe, de sexe et de race sont maintenues au sein de l’effectif qui travaille dans ces gratte-ciel. L’exemple typique : les hommes qui dirigent des entreprises depuis le sommet de l’immeuble, entourés de leurs secrétaires, puis, la nuit, des personnes immigrantes employées des services d’entretien ménager. Au-delà du patriarcat, ces édifices sont donc un rappel des relations de pouvoir dans le système capitaliste.
Comment est-il possible pour les architectes d’imaginer des villes de l’avenir qui en finissent avec ces symboles ?
D’abord, je pense que les immeubles de grande hauteur et à haute densité ont tout à fait leur place dans les villes. En même temps, on pourrait cesser de se concentrer sur l’aspect spectaculaire. Est-il bien nécessaire de construire le bâtiment le plus haut, le plus luxueux ? Ce genre de compétition a assurément un intérêt du point de vue du design, mais il n’apporte pas grand-chose à la population au quotidien. Afin de satisfaire les besoins des citoyennes et citoyens, on devrait d’abord et avant tout penser à aménager des lieux de rencontre, de travail et de loisir, des écoles et des garderies, de même que des services de transport en commun fiables et des espaces verts.
Vous avez aussi écrit qu’il n’existe pas de solution simple pour aménager des villes plus égalitaires. Concrètement, que peuvent faire les architectes pour améliorer la trame urbaine ?
L’architecture ne peut à elle seule nous débarrasser du patriarcat, de la masculinité toxique et de la violence sexiste. Ce n’est pas la responsabilité de l’architecte. Je pense toutefois que le design a son rôle à jouer et que les architectes devraient consulter une grande variété de personnes, non seulement des femmes, mais aussi des membres d’autres groupes marginalisés qui sont concernés par le bâtiment en cours de conception. Qu’est-ce qui amènerait ces gens à se sentir bien dans l’édifice et son environnement ?
Par exemple, pour éviter que les femmes se sentent en danger le soir dans les environs des tours de bureaux, il faudrait y encourager une variété d’usages – des cafés, des restaurants, des espaces résidentiels – afin que ces quartiers ne soient pas déserts après 18 h. Déjà, d’ailleurs, bon nombre d’architectes partout dans le monde font du très bon travail de conception féministe en gardant à l’esprit certains principes de justice sociale [comme l’égalité des chances]. C’est important de le souligner.
Comment décrivez-vous ce fameux « design féministe » ?
L’un des meilleurs exemples se trouve à Vienne, en Autriche, où une équipe de quatre architectes féministes a conçu, à la fin des années 1990, des logements pensés pour promouvoir l’égalité des sexes. Nommé Frauen-Werk-Stadt [en français Femmes-Travail-Ville], cet ensemble d’immeubles résidentiels facilite la conciliation travail-famille en intégrant entre autres des garderies dans les bâtiments. Il y a même des stationnements pour poussettes !
Devrait-on donc aussi revoir le design intérieur des bâtiments, des maisons unifamiliales, des appartements pour favoriser l’égalité hommes-femmes ?
Nous pourrions faire preuve de plus de créativité en ce qui concerne les diverses activités qui s’y déroulent. Par exemple, il serait opportun de repenser les lieux de travail alors que de plus en plus de personnes travaillent à distance. Comment les espaces vacants pourraient-ils être transformés ? Avons-nous besoin de nouvelles garderies ? De plus de logement ? D’espaces communautaires ?
Le même exercice gagne à être mené dans une résidence unifamiliale. Pendant la pandémie, beaucoup de parents ont réalisé que leur domicile n’était pas l’endroit idéal pour faire l’école à la maison, travailler, avoir une vie de couple, une vie de famille. Nous devrions peut-être imaginer des intérieurs plus flexibles, réfléchir à des solutions qui permettent de changer la configuration des pièces à l’envi. Dans un immeuble d’appartements en copropriété, on voudra peut-être aménager un espace de travail partagé.
Justement, quelles traces la crise sanitaire pourrait-elle laisser dans notre environnement bâti ?
Dans certaines villes, comme Montréal, on a fermé des rues à la circulation motorisée afin de créer davantage de couloirs piétonniers et d’endroits où socialiser à l’extérieur. Plusieurs grandes villes n’offrent pas ce genre d’espaces conviviaux. Les bancs publics sont parfois même retirés, par peur des sans-abri. Nous avons fait de nos villes des lieux qui appartiennent aux voitures plutôt qu’aux piétons et aux cyclistes. La pandémie pourrait nous conduire à remettre cette vision en question et à nous demander, en tant que citoyens et citoyennes, comment nous voulons utiliser l’espace public. l
Sur le même sujet, voir l’article de Gabrielle Anctil, « Inclusion : À qui la ville ? », Esquisses, vol. 27, no 3, automne 2016.