Dans son travail de maîtrise intitulé From Loom to Room (Du métier à tisser à la pièce), Naomi Julien a exploré les possibilités spatiales, conceptuelles et performatives du tissage tridimensionnel. Pour Esquisses, elle explique comment elle a cherché à traduire la matière en espace, le mouvement en forme et la conception en collaboration.
Dans le cadre de ma dernière session de maîtrise, j’ai étudié le processus de tissage tridimensionnel dans la conception architecturale, sous la supervision de la professeure adjointe Theodora Vardouli, à l’École d’architecture Peter Guo-hua Fu de l’Université McGill.
Après avoir obtenu mon diplôme, j’ai eu l’occasion de voyager en Allemagne grâce à la Bourse universitaire 2021 de l’OAQ. J’ai pu en apprendre davantage sur les recherches actuelles en ce qui concerne les projets tissés en visitant l’Institute for Computational Design and Construction (ICD) et l’Institute of Building Structures and Structural Design (ITKE) de l’Université de Stuttgart.
J’ai ainsi eu la chance d’explorer des possibilités numériques, robotiques et analogiques en lien avec mon sujet d’étude.
D’entrée de jeu, le tissage a toujours permis de rassembler des générations. Il s’agit d’une activité partagée et collaborative qui est traditionnellement réalisée par les femmes. Partout dans le monde et à travers l’histoire, c’est un moyen d’expression artistique. Aujourd’hui, les études féministes comme celles de Carol P. Christ reconnaissent l’importante contribution des tisserandes à notre culture. Je me suis toutefois demandé s’il était possible d’intégrer l’activité de tissage à la conception même des bâtiments.
La conception comme processus
Pour comprendre la pertinence architecturale du tissage, j’ai entrepris de tisser une pièce en faisant appel à des techniques de conception numérique et analogique inspirées notamment par les travaux de Vernelle A. A. Noel.
J’ai commencé par bâtir un cadre en fabriquant un cube rigide de bois d’érable de deux mètres carrés. J’ai ensuite pratiqué des encoches à égales distances sur les douze arêtes et, pour le fil, j’ai choisi un mélange synthétique très extensible. Avec ce fil, j’ai relié les arêtes : les traits se sont ainsi progressivement transformés en surfaces, les circuits en schémas et les épaisseurs en obstacles.
Au fur et à mesure que le mouvement de mon corps interagissait avec le fil, le déviait et le déformait, les réseaux filaires se transformaient en couches de densités variables.
Plus j’avançais, plus la chaîne et la trame (la direction relative des fils, à la verticale et à l’horizontale) articulaient des formes dans lesquelles apparaissaient des ouvertures, des intersections, des seuils et des passages. Le résultat représentait une négociation entre l’intérieur et l’extérieur, entre la beauté et l’utilité, entre le public et le privé, entre l’art et le design.
Tisser l’espace
Cette recherche ne propose pas une solution de rechange aux structures rigides des bâtiments, mais un tissage de ce type pourrait subdiviser les espaces intérieurs en créant des cloisons semi-transparentes. Il pourrait aussi relier les façades des bâtiments à l’aide de marquises filamenteuses.
Des structures en tissu pourraient ainsi compléter les systèmes de construction actuels et former un type d’architecture auxiliaire. Cette approche permettrait même de repenser le cadre urbain, l’espace public et les infrastructures. La question qui se pose ensuite est de savoir comment utiliser l’espace pour qu’il puisse être « tissé ».
Stuttgart et Fribourg
Mon approche du tissage en tant que pratique architecturale a été inspirée en grande partie par les recherches effectuées au cours des dix dernières années à l’ICD et à l’ITKE. C’est pourquoi Stuttgart est rapidement devenue une destination logique pour mon voyage d’études.
J’ai visité ces deux instituts universitaires et rencontré des membres du Cluster of Excellence Integrative Computational Design and Construction for Architecture (IntCDC), qui réalisent divers projets sur une variété de structures architecturales. Leurs recherches portent sur l’innovation des matériaux bionumériques, l’optimisation de la performance du bois et la conception de projets en fibres de carbone, et sont diffusées sous diverses formes : articles théoriques, modèles prototypiques et pavillons construits. Leurs travaux s’intéressent au passage des techniques anciennes aux possibilités de la conception numérique.
Par exemple, une collaboration entre l’IntCDC et l’Université de Fribourg, en Allemagne, vise dans un premier temps l’étude de la séquence des fibres tissées à la main selon des techniques traditionnelles d’enroulement, de nouage et de laçage. Dans un deuxième temps, ces séquences sont numérisées, puis transmises à un bras robotique qui imprime en 3D des brins de matériaux naturels, dérivés du lin. Cette collaboration a notamment donné lieu au pavillon livMatS, une structure qui est faite de matériaux locaux, renouvelables et biodégradables et qui accueille temporairement des conférences dans le Jardin botanique de l’Université de Fribourg.
Comme le suggère le chercheur Rizal Muslimin, les réalisations en fibre conçues à l’ICD valorisent le tissage comme une plateforme de réflexion qui porte à considérer l’architecture comme un processus plutôt qu’un produit. Si une telle architecture peut simplifier les pratiques de conception, les matériaux flexibles ouvrent la voie à de nouvelles méthodes de construction écologiques. Dans une discipline où les structures complexes consomment des ressources humaines et matérielles considérables, il est nécessaire de simplifier les méthodes tout en allant au-delà des propriétés structurelles de la forme.
Mon voyage en Allemagne m’a donc permis d’élargir ma vision du tissage et de l’envisager tant comme un élément de liaison architecturale que comme un moyen de minimiser la matérialité dans un contexte de conception durable.