Habituellement, les concepteurs conçoivent et les usagers disposent, non sans quelques contestations citoyennes. Le codesign semble une bonne approche pour concilier les vues, mais ce processus apporte-t-il la plus-value attendue ? Et quel rôle cette démarche réserve-t-elle aux concepteurs ? Réflexions reposant sur l’expérience Imaginons la place Gérald-Godin ! et le programme Rénovation, agrandissement et construction (RAC) des bibliothèques de Montréal.
La place Gérald-Godin, inaugurée en 1999, est née d’un mouvement de citoyens qui s’opposaient au départ à un projet immobilier sur le site surmontant la station de métro Mont-Royal. La mobilisation s’est poursuivie dans les années 2000 afin d’exiger des services culturels et une meilleure intégration des transports actifs et collectifs au site. C’est ce qui a convaincu l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal d’enclencher, en 2014, une démarche de codesign à l’occasion de la rénovation de la station de métro par la Société de transport de Montréal (STM). Menée par les firmes Atelier B.R.I.C., Vlan paysages et Matière brute, la démarche a donné lieu à sept laboratoires.
Lors du premier, les professionnels ont présenté les analyses urbaines et architecturales du site aux 150 personnes venues les écouter. Parmi celles-ci, ils en ont invité 23 à prendre part au comité de création. « On a essayé de former un comité représentatif de toutes les parties prenantes : des commerçants, des défenseurs de l’environnement, des gens mobilisés en faveur des logements sociaux, etc. », dit François Racine, architecte et urbaniste, aujourd’hui professeur au Département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal, mais à l’époque coassocié principal chez Atelier B.R.I.C.
Au cours des laboratoires suivants, les professionnels et le comité ont défini les priorités d’aménagement. « On s’est aperçus, par exemple, qu’il y avait un enjeu de sécurité pour les gens qui attendent l’autobus derrière les murs opaques de l’édicule du métro, illustre François Racine. On a donc pensé à rendre l’édicule plus transparent. »
Les professionnels ont ensuite présenté aux citoyens du comité des précédents d’aménagement, avant de passer au prototypage. « Ils s’amusaient comme des enfants », se souvient le professeur, en ajoutant que les participants étaient ravis de parler d’architecture et d’urbanisme. « Il s’agissait d’une des premières fois que des objectifs et critères d’aménagement étaient définis de manière concertée par un groupe de citoyens et de professionnels, poursuit-il. La démarche a montré que des non-spécialistes étaient en mesure de donner forme à des options de design. »
Ces balises ont été reprises dans les outils de planification de la place Gérald-Godin et de ses abords, et, par la suite, la STM en a tenu compte pour concevoir les rénovations de la station de métro, dont le nouvel édicule, qui sera bel et bien plus transparent, sera achevé en 2022.
Dans les bibliothèques
En 2008, la Ville de Montréal a lancé le programme RAC dans le but de mieux adapter les services des bibliothèques aux besoins de la communauté. En 2013, elle a fait appel au groupe de recherche Design et société, dirigé par Philippe Gauthier, professeur à l’École de design de l’Université de Montréal. « L’objectif de notre groupe est d’explorer comment une approche de design permet de trouver des réponses à des problématiques sociales », explique-t-il, en précisant que la dimension participative est l’outil que son groupe privilégie pour aborder les enjeux sociaux.
Les chercheurs du groupe Design et société ont donc d’abord mené une enquête en immersion auprès des usagers ainsi que de non-usagers. Pour cela, ils se sont imprégnés des lieux et ont appris à connaître la population de chaque quartier afin de préparer des ateliers qu’ils ont tenus dans plusieurs bibliothèques. Ils ont entre autres élaboré des « concepts martyrs », c’est-à-dire des concepts qu’ils savaient inadéquats et que les participants étaient invités à critiquer. L’activité servait de prélude à l’expression des besoins des citoyens, puis de leur vision de la bibliothèque idéale.
Le premier atelier s’est déroulé à la bibliothèque de Pierrefonds pendant une journée complète. « C’était la course folle : huit heures pour élaborer un prototype ! » se souvient Philippe Gauthier. Le concours d’architecture avait déjà eu lieu, et les citoyens participants devaient enrichir la proposition des architectes par des idées d’équipements ludiques.
Pour d’autres projets de bibliothèques, les ateliers de codesign ont été organisés avant les concours d’architecture afin que les programmes prennent mieux en compte les besoins de la population. Par exemple, celui tenu en 2015 pour la rénovation de la bibliothèque Maisonneuve a mené au resserrement des exigences pour la section jeunesse, indique Philippe Gauthier.
La formule des ateliers a aussi évolué au fil des projets. Dans certains cas, les concepts martyrs ont été présentés dans une exposition à la bibliothèque avant la tenue de l’atelier. Puis, la démarche s’est scindée en deux ou trois ateliers ponctuels aboutissant à un dernier atelier récapitulatif. Depuis deux ans, on a adopté le modèle des résidences de design. Une équipe de cinq ou six concepteurs s’installe dans une bibliothèque pendant trois à six semaines pour y mener une enquête en immersion et recruter sur place des participants à des ateliers d’idéation, de design et de prototypage. Le dernier en date a eu lieu en juin 2019 à la Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord.
Entre coûts et bénéfices
La participation citoyenne est lourde et coûteuse, prévient toutefois Philippe Gauthier, évoquant entre autres le coût caché des congés pris par les personnes qui participent à un atelier de design. Le chercheur considère cependant ces échanges avec les citoyens comme une plus-value, à condition d’aller au-delà de l’exploration des besoins pour impliquer réellement les participants dans la conception. « Le contact avec les citoyens permet aux experts de s’améliorer en favorisant la compréhension de l’usage d’un lieu ou d’un service », constate-t-il. « Ces activités nous permettent de définir des options de design plus pertinentes socialement, qui répondent mieux aux aspirations et aux besoins des citoyens », ajoute pour sa part François Racine en faisant allusion à la transparence de la nouvelle station de métro Mont-Royal.
Chef d’orchestre à l’écoute
Le grand défi de cette approche est d’en arriver à une vision concertée. Dans le cas de la place Gérald-Godin, « il a fallu mettre les citoyens du comité de création au diapason avec les analyses urbaines et architecturales présentées par les professionnels afin que tout le monde s’entende sur les éléments clés et puisse parler au “nous”, et non plus au “je” », souligne François Racine.
En codesign, le concepteur joue donc un rôle de chef d’orchestre : il informe les participants, recueille les témoignages et canalise la démarche vers un prototype représentatif d’une vision commune. « Ce sont les professionnels du design qui ont la culture de l’environnement bâti, affirme François Racine. C’est à eux de laisser surgir les bonnes idées, mais aussi de reprendre le processus en main pour faire des synthèses et aider le groupe à imaginer une vision d’aménagement. »
Forts de leurs expériences respectives, les deux professeurs estiment que le codesign valorise le travail du concepteur. Mais pour que l’exercice soit pleinement concluant, les villes doivent jouer le jeu jusqu’au bout et concrétiser le résultat de ces démarches par des projets réels.