La profession d’architecte vit un déséquilibre démographique au Québec. L’effectif des jeunes grimpe en flèche tandis que celui des architectes en mi-carrière stagne. Pendant ce temps, la quantité de projets explose. Les organisations ont donc tout un défi d’adaptation à relever.
Les chiffres sont éloquents : entre 2012 et 2022, le nombre d’architectes de moins de 45 ans a bondi de 769 tandis que celui des 45-64 ans n’a gagné que 15 personnes. Quant au groupe des 65 ans et plus, il s’est enrichi de 261 architectes. La profession se retrouve ainsi avec beaucoup de jeunes, mais manque d’architectes en mi-carrière, tandis que la cohorte la plus âgée grossit rapidement. Les firmes doivent donc s’en remettre plus fréquemment aux jeunes comme Nancy Elias. Aujourd’hui âgée de 28 ans, elle est d’abord entrée au service d’ACDF Architecture en juillet 2020 comme stagiaire, puis a été embauchée en août 2022 en tant qu’architecte.
« Cette firme m’attirait, car son portfolio montre une signature propre, explique-t-elle. C’est un défi pour les architectes de remplir le mandat de la clientèle tout en conservant ce style particulier. »
Nancy Elias doit se familiariser rapidement avec le travail au sein d’une firme. Elle estime que sa formation universitaire lui a permis de mieux se connaître et de développer sa vision et ses valeurs. « Quant au travail en cabinet, il m’apprend plutôt à collaborer avec des gens à l’interne et à l’externe qui possèdent des expertises et des visions différentes », ajoute-t-elle. Elle découvre aussi en peu de temps le côté « affaires » de l’architecture, notamment les relations avec la clientèle et la gestion des budgets.
Repenser sa structure
Le déséquilibre démographique est ressenti par les firmes, les organismes publics et les universités. Toutes les organisations cherchent à s’y adapter. « Cette dynamique a influencé le développement récent de la structure de notre bureau », confie Dominique St-Gelais, architecte, associée fondatrice de STGM.
La situation a amené la firme d’architecture du Vieux-Montréal à confier plus rapidement aux jeunes des responsabilités qui ont un impact important sur certains projets. Mais comment le faire tout en gérant les risques ?
« Il y a cinq ans, nous avons créé des postes de chefs de pratique dans plusieurs domaines comme la conception, le patrimoine ou l’enveloppe, explique Dominique St-Gelais. Les jeunes architectes ont accès à tout moment à ces responsables très expérimentés pour explorer des idées et obtenir des conseils ou des réponses à leurs questions. »
Le cabinet a réalisé des acquisitions afin de pourvoir ces postes. L’architecte Michel Boudreau, actuel chef de pratique en patrimoine, y est par exemple arrivé par la voie d’une fusion avec une autre firme, BFH, en août 2017.
Le bureau a également offert de la formation de groupe. Cela assure non seulement un transfert des connaissances aux plus jeunes, mais aussi des échanges
qui enrichissent l’ensemble des architectes, peu importe leur niveau d’expérience. « La pandémie nous a amenés à réfléchir aux meilleurs moyens de former nos jeunes, qui viennent moins au bureau qu’avant. La formation s’est imposée comme une solution intéressante », précise Dominique St-Gelais.
Progresser rapidement
Lorsqu’elle a fondé son bureau, il y a une vingtaine d’années, Héloïse Thibodeau s’est entourée de jeunes collègues. Ce n’est qu’après avoir pris son erre d’aller et acquis la capacité d’offrir une rémunération plus alléchante que sa firme a pu embaucher des architectes qui possédaient plus d’expérience, sans cesser pour autant d’accueillir des jeunes.
Aujourd’hui, l’architecte a encore des collègues qui ont accumulé une vaste expérience, mais beaucoup d’autres qui sont plus novices. « En raison de la pénurie de main-d’œuvre et de l’explosion des commandes, les jeunes intègrent rapidement les équipes des gros projets et prennent la responsabilité de plusieurs tâches. Cela se fait toutefois avec un bon encadrement, car on ne peut pas toujours savoir si leur manque d’expérience leur nuira », explique Héloïse Thibodeau.
Ces jeunes architectes entrent très vite en contact avec la clientèle, ce qui les motive et leur permet de se familiariser avec les contraintes des délais et des budgets. Il leur arrive même de diriger certains plus petits projets. L’associée admet que cela peut au départ insécuriser la clientèle, mais qu’elle aussi apprend à faire confiance aux plus jeunes lorsqu’ils ou elles démontrent leurs capacités.
De leur côté, les architectes qui ont beaucoup d’expérience s’engagent dans la formation des jeunes. C’est notamment le cas de ceux et celles qui n’ont plus envie de se lancer dans de grands projets. Héloïse Thibodeau tient à les garder en emploi afin d’assurer le transfert de leurs connaissances aux jeunes et de contribuer au contrôle de la qualité.
Miser sur l’intégration et la formation
Le déséquilibre démographique au sein de la profession touche également les grands donneurs d’ouvrage publics. Ces dernières années, le nombre, l’envergure et la complexité des projets placés sous la responsabilité de la Société québécoise des infrastructures (SQI) ont augmenté. « Nos jeunes architectes travaillent plus rapidement sur des projets plus complexes, ce qui exige plus d’encadrement », reconnaît Chantal Doucet, directrice à la Direction de l’expertise technique des projets en partenariat Ouest.
Pour surmonter ce défi, sa direction a peaufiné l’accueil et l’intégration des recrues. Chacune est désormais associée à un parrain ou à une marraine pour faciliter son intégration. Son équipe est passée d’une à trois personnes à la coordination, respectivement responsables des projets en santé, en éducation et hors catégorie. Celles-ci rencontrent individuellement les architectes toutes les deux semaines afin d’évaluer leur charge de travail et de répondre à leurs questions.
Le transfert de connaissances s’effectue notamment par l’entremise de groupes de pratique, qui se réunissent aussi toutes les deux semaines. « Je favorise beaucoup le travail collaboratif et en binôme, poursuit la directrice. C’est bon pour tout le monde, car même les plus expérimentés peuvent avoir des angles morts. Parfois, ce sont les plus jeunes qui lèvent un drapeau sur un problème. »
La SQI a également créé une nouvelle Direction du développement des talents et du leadership, dont le rôle consiste à soutenir les gestionnaires dans les pratiques d’intégration, de formation, de transfert de connaissances et de développement du leadership.
« Nous nous sommes dotés de spécialistes en pédagogie ainsi que de cadres normalisés et de guides pour nous assurer de la qualité de nos formations et les adapter aux postes et aux individus, explique Martin Baron, qui est à la tête de cette direction depuis avril. Le transfert de connaissances est souvent effectué par des gens qui possèdent une grande expertise dans leur domaine, mais pas nécessairement en pédagogie. Alors, nous les appuyons. »
Privilégier une approche collective
À l’Université Laval, le directeur de l’École d’architecture, Luis Casillas Gamboa, admet que le manque d’architectes en milieu de carrière complique le recrutement de main-d’œuvre expérimentée pour des postes en enseignement. « Nous sommes donc ouverts à embaucher des personnes plus jeunes et moins expérimentées, y compris des finissantes et finissants qu’on veut inclure dans certains postes, comme en assistance d’enseignement ou de recherche », explique-t-il.
L’École a de plus adapté sa gestion des programmes de baccalauréat et de maîtrise afin de remédier au déséquilibre démographique. Auparavant, le personnel enseignant se concentrait sur ses cours, parfois sans égard à la cohérence avec les autres activités de formation. À présent, l’établissement privilégie la collaboration et les échanges entre les générations. Ainsi, les programmes bénéficient d’une vision partagée entre toutes les personnes qui y contribuent : responsables, personnel enseignant, population étudiante, etc. « Les plus âgés possèdent de l’expérience, mais les plus jeunes saisissent bien l’air du temps », affirme le directeur.