Julia Gersovitz est une pionnière de la conservation du patrimoine au Canada. Son travail d’architecte, son enseignement et ses engagements militants ont marqué notre paysage patrimonial et lui valent la médaille du Mérite de l’OAQ en 2024.

En 1980, Julia Gersovitz revient à Montréal armée d’une maîtrise en protection du patrimoine de l’Université Columbia, à New York. Au Canada, elle fait alors partie des rares personnes de la profession à détenir cette formation. Le cabinet Arcop l’embauche pour s’occuper des bâtiments anciens dans le cadre du projet de la Maison Alcan, à Montréal.
Ce projet marque la naissance d’une nouvelle vision de la conservation du patrimoine au Québec, dont Julia Gersovitz deviendra une actrice centrale. Il faut se rappeler du tollé qu’avait provoqué en 1973 la démolition de la maison Van Horne, un exemple unique d’architecture victorienne à l’extérieur et d’Art nouveau à l’intérieur. Sa destruction au profit d’une tour de bureaux offrant peu de valeur architecturale avait suscité une prise de conscience.
Le projet Alcan consistait à intégrer un nouvel édifice et d’autres constructions contemporaines à un ensemble patrimonial formé de résidences victoriennes au sein du Mille carré doré.
« Plutôt que de réaliser de simples restaurations ou de céder au façadisme, elle a voulu comprendre le patrimoine qu’on lui confiait, pour trouver la manière d’ajouter des couches compatibles avec l’original, mais qui portaient les marques de notre époque », raconte Christina Cameron, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine bâti à l’Université de Montréal.
C’est le début d’une brillante carrière au cours de laquelle Julia Gersovitz contribuera à une pléthore de projets phares en conservation du patrimoine au Canada. On n’a qu’à penser à la gare Jean-Talon à Montréal en 1999-2000, ou encore à la gare Union de Toronto, un projet amorcé en 2009. Plus récemment, elle a collaboré à la restauration du pavillon des Arts (2012), du pavillon Macdonald-Harrington (2016-2020) et de la bibliothèque Macdonald-Stewart (2016-2023), des bâtiments de l’Université McGill emblématiques du 19e siècle.
« Une grande partie de ses projets ont reçu des prix, ce qui témoigne de la qualité de ses interventions », souligne John Diodati, associé principal et directeur du cabinet EVOQ, dont Julia Gersovitz est l’une des fondatrices.
L’architecte a aussi travaillé au projet de l’édifice du Centre du Parlement du Canada de 2012-2016, et elle a agi comme consultante pour l’équipe de Zeidler Architecture et David Chipperfield, qui ont remporté en 2022 le prestigieux concours international de conception du réaménagement de l’îlot 2, face à la Colline du Parlement, à Ottawa.
Christina Cameron faisait partie du jury de ce concours, qui devait départager 12 candidatures. « Elles suggéraient toutes d’éliminer les bâtiments historiques ou d’ajouter de lourdes infrastructures, comme des gratte-ciel, sauf l’équipe conseillée par Julia, qui proposait des solutions respectueuses du patrimoine », raconte-t-elle.
Des projets spéciaux
Quand on lui demande de parler de ses projets préférés, Julia Gersovitz peine à choisir. Elle avoue cependant un petit faible pour la rénovation des troisième et quatrième étages de la bibliothèque Osler de l’Université McGill, réalisée en 2002-2003. Cette bibliothèque contient certains des ouvrages de médecine les plus remarquables du monde. On l’avait déménagée en 1962 du vieux bâtiment Strathcona au tout nouveau bâtiment McIntyre afin d’assurer la pérennité des livres dans un environnement soumis à des contrôles climatiques appropriés. Le budget était très limité.
« Nous avons constaté que l’enveloppe extérieure du bâtiment ne tolérerait pas le niveau d’humidité relative plus élevé dont les livres avaient besoin, mais nous n’avions pas le budget pour rénover l’enveloppe », se rappelle Julia Gersovitz. En collaboration avec l’Institut canadien de conservation, elle opte pour une approche originale : intégrer un système de contrôle climatique de type muséal, ce qui permet d’éviter de lourds travaux de restauration de l’enveloppe.
Elle cite aussi le projet de restauration, réhabilitation et agrandissement de l’édifice historique des Commissaires du port, situé au 357 de la rue de la Commune Ouest, pour y loger le club privé 357c.
Elle loue le rôle qu’a joué le défunt Daniel Langlois, fondateur de Softimage, dans ce projet difficile. À l’automne 1997, au début de la phase de conception du projet, un incendie majeur ravage le bâtiment. Daniel Langlois accepte que la rénovation se mue en reconstruction, malgré les coûts supplémentaires. « Il voulait servir d’exemple à la communauté d’affaires quant à l’importance du patrimoine, fait valoir l’architecte. Cela
montre que les meilleurs projets de conservation du patrimoine viennent des meilleurs clients. »

Photo : EVOQ Architecture
Un attachement émotionnel
« Mon intérêt pour la conservation du patrimoine est avant tout d’ordre émotionnel, explique-t-elle. Je voyais tous les bâtiments qui étaient démolis les uns après les autres dans les années 1960 et 1970, et je constatais un risque d’extinction de notre patrimoine bâti, auquel j’étais très attachée. »
Cette sensibilité la pousse vers l’engagement militant. Elle grossit les rangs de Sauvons Montréal dès les années 1970 et participe au sauvetage du couvent des Sœurs Grises, dans l’arrondissement de Ville-Marie. De 1987 à 2007, elle siège au conseil d’administration d’Héritage Montréal. En 2013, l’organisme lui décerne d’ailleurs le titre de « pierre angulaire », en plus de la nommer membre à vie.
Elle a aussi été présidente du Comité consultatif d’urbanisme de la Ville de Westmount, vice-présidente du Comité d’architecture et d’urbanisme de la Ville de Montréal et membre de la commission Jacques-Viger, entre autres. En tant que membre du Comité consultatif de Montréal sur la protection des biens culturels, elle a aussi joué un rôle clé dans la désignation du mont Royal comme arrondissement historique en 1989.
Son expertise ne s’est pas confinée au territoire montréalais. De 1985 à 1987, on la retrouve à la Commission des biens culturels, l’organisme qui conseille le ministre des Affaires culturelles sur les édifices classés pour le Québec. Elle sera en outre conseillère spéciale auprès de la Commission de la capitale nationale pour la résidence du gouverneur général.
Transmettre les connaissances
Tout au long de sa carrière, Julia Gersovitz s’est aussi consacrée à son autre passion : l’enseignement. Depuis les années 1980, elle enseigne à l’Université McGill et à l’Université de Montréal.
« J’ai toujours été convaincue de la nécessité d’exposer les futurs architectes très tôt aux principes et aux pratiques de préservation du patrimoine afin de les sensibiliser à ces enjeux », affirme-t-elle.
« Julia est une personne franche, qui exerce une forte présence et dont les opinions sont fondées sur beaucoup de réflexion et de recherche, mais elle sait aussi écouter les autres, soutient John Diodati. Il n’y en a pas deux comme elle. »
