Apparu au Québec il y a déjà plus de 10 ans, le cohabitat commence tout juste à se frayer une place dans le parc immobilier en milieu urbain et périurbain québécois. Lumière sur l’émergence d’un nouveau modèle de logement abordable qui se tient loin des conventions.
À l’hiver 2022, la bourse universitaire de l’OAQ nous a permis de visiter des projets contemporains de logement en cohabitat en Suisse, en Allemagne, au Danemark et en Suède. Nous avons ensuite effectué une étude comparative avec des projets réalisés aux États-Unis et au Canada. Le cohabitat est un habitat collectif tourné vers l’économie du partage. Il se caractérise par des logements privatifs dont les superficies sont réduites à l’essentiel et la présence de ressources et d’espaces mutualisés. Notre objectif était d’aller à la rencontrede personnes qui ont fondé de telles communautés ou qui y jouent un rôle clé.
Miser sur la décroissance et l’économie du partage
Notre séjour débute en Suisse, avec un passage à la maison d’hôtes de la coopérative Kalkbreite, projet en cohabitat d’une centaine d’unités résidentielles à Zurich. Assis sur un dépôt de tramway, cet immeuble à usage mixte qui loge 256 personnes et génère 200 emplois est né de l’ambition de créer un projet exemplaire sur les plans de la compacité et de la connectivité à la ville; la renonciation à la possession d’une voiture était d’ailleurs une condition à l’emménagement. Différentes stratégies y ont été mises en œuvre pour réduire les espaces privatifs, entre autres la réalisation de cette maison d’hôtes, comprenant des chambres semi-équipées offertes en location à court terme, ainsi que l’aménagement de salles communes pouvant être réservées par de petits groupes et de plusieurs espaces de travail, de service et de commerce.
Nous avons ensuite poursuivi notre séjour vers le quartier zurichois de Hunziker Areal, formé d’un regroupement de 13 bâtiments comprenant des logements en cohabitat d’une à douze pièces conçus en fonction des styles de vie, des groupes d’âges et des besoins les plus divers. Rez-de-chaussée réservés aux commerces, mode d’autogérance basé sur la prise de décision collective, partage des ressources : Andrea Wieland, la directrice des finances de Mehr Als Wohnen, la coopérative qui chapeaute l’ensemble, souligne que le cohabitat suisse d’aujourd’hui est défini par un héritage centenaire de collaboration entre plusieurs coopératives appuyées par l’aide fédérale. Malgré la pression du marché immobilier financiarisé dans ce canton qui est un pilier de la finance mondiale, plus d’un tiers des logements sont ainsi retirés du marché spéculatif de façon permanente grâce au financement hybride assuré par des municipalités et des organismes privés sans but lucratif.
Zurich ne fait pas exception : Bâle, Berlin, Hambourg, Copenhague, Göteborg, Stockholm et plusieurs autres villes visitées ont toutes connu des formules d’habitat collectif issues d’instruments juridiques et politiques (fiducie foncière, bail de 100 ans, etc.) et de mouvements citoyens. Bien qu’ils ne soient ni de la copropriété, dont l’objectif est le profit, ni du logement social, puisque la méthode de financement et d’attribution diffère, ces projets se caractérisent tout de même par un esprit de voisinage fort, des prix ou des loyers abordables et un mode de vie durable.
L’émergence d’un modèle québécois
Au Québec, nous avons répertorié une dizaine de projets de logement en cohabitat – tous en développement sauf Cohabitat Québec, inauguré en 2013 – pour lesquels les listes d’attente se remplissent rapidement. La pandémie a exacerbé de nombreux enjeux en lien avec l’isolement social, l’impact environnemental et le manque de logements abordables, d’après Estelle Le Roux Joky, cofondatrice de l’OBNL Village Urbain. Ce projet de cohabitat urbain en cours à Lachine vise, à long terme, à devenir un modèle reproductible dans la province. La recette comprend un promoteur communautaire, des mécanismes antispéculation et du financement majoritairement « alternatif » (prêteurs privés), car ce type de projet s’inscrit pour l’instant dans une zone grise de l’écosystème immobilier. Ayant pour but d’offrir à la fois des propriétés en deçà du prix de marché et des logements abordables et pérennes, le Village Urbain constitue un exemple qui permet de réfléchir aux conditions favorables à l’émergence du cohabitat ici.
Professionnaliser pour mieux reproduire
L’acquisition d’un terrain, l’accès au financement et l’assistance professionnelle tout au long de la conception et de la construction : voilà les trois défis majeurs d’un projet de cohabitat, selon Cyril Royez, maître d’ouvrage à la CODHA, une coopérative suisse de 19 immeubles construits à Genève et à Lausanne. C’est pourquoi la majorité des projets de cohabitat édifiés récemment dans les pays de l’OCDE s’échelonnent sur 5 à 10 ans et restent des exemples ponctuels. Certains, tels que R50 à Berlin et Capitol Hill Urban Cohousing à Seattle, ont été menés avec succès sans promoteur immobilier (une formule appelée « autopromotion »). Par contre, ils comptaient parmi leurs membres des personnes dont les compétences professionnelles pouvaient être mises à profit (architectes, journalistes ou spécialistes-conseils en finance). Au Québec, le processus peut bénéficier de l’apport professionnel d’OBNL et des Groupes de ressources techniques (GRT), qui cumulent déjà 40 ans d’expérience en développement d’habitations communautaires. Toutes les phases de réalisation pourraient donc être accompagnées par ces entreprises d’économie sociale, qui sont des intermédiaires entre les locataires, les fonctionnaires, les entrepreneurs, les architectes, les notaires et les ingénieurs et ingénieures.
Et le rôle de l’architecte ?
Certaines agences d’architectes comme Inobi, en Suède, intègrent cet accompagnement professionnel dans leur offre de services. Le mandat type d’Inobi, clairement balisé et phasé, comprend une douzaine d’étapes (concept préliminaire, formation d’une association de résidents et de résidentes, définition du programme, contrats de location, etc.).
Médiation, formation, conseil technique, conception… Les rôles de l’architecte sont alors multiples. Traduire les besoins d’un grand groupe plutôt que ceux d’une cliente ou d’un client unique constitue un défi supplémentaire, d’après Grace Kim et Mike Mariano de Schemata Workshop, une agence de Seattle qui offre de la formation aux professionnelles et professionnels de la construction pour ce type de projet. Au bout du compte, l’objectif est de libérer les membres du projet en cohabitat des tâches administratives et techniques afin que leurs actions soient entièrement consacrées à la création d’un milieu de vie communautaire durable.
Repenser la participation
Le caractère participatif fait partie de l’ADN des projets en cohabitat et des communautés qui y vivent. Celles-ci sont donc fréquemment appelées à participer à des ateliers de conception, des groupes de consultation, des comités et des assemblées générales. Par contre, pour le succès d’un projet en cohabitat, la médiation professionnelle doit s’efforcer de centrer les discussions sur la communauté plutôt que sur les individus. Cela permet d’éviter de tomber dans des pièges d’exclusivité et de manque d’équité, selon Pernilla Hagbert, architecte, professeure et chercheuse à l’Institut royal de technologie KTH à Stockholm. Pensons par exemple à un membre fortuné qui voudrait doter les appartements de finis intérieurs trop coûteux pour le reste du groupe. En d’autres mots, le dialogue doit se faire autour d’intégration de valeurs communes plutôt que de préférences personnelles.
Pour le quartier Hunziker Areal, à Zurich, la participation organisée par la coopérative Mehr Als Wohnen a pris la forme d’un concours architectural pour chacun des 13 bâtiments et d’un appel à idées citoyen. Ce dernier a recueilli des propositions sous forme de poèmes, de manifestes et d’œuvres d’art afin de donner voix au chapitre à des personnes hors de l’industrie de la construction. En contraste, certaines décisions ont reposé sur des données factuelles. Ainsi, une analyse démographique menée pour le projet a révélé une disproportion notable entre l’offre de logements et la composition réelle des ménages qui habitent le canton. Ce sont ces statistiques qui ont servi à déterminer le nombre d’appartements de différentes tailles à construire. En conséquence, les logements sont attribués selon la taille des ménages et peuvent être échangés lorsque celle-ci fluctue.
Les projets visités lors de notre séjour en Europe prouvent que l’économie du partage permet l’accessibilité à plus de ressources, et non pas à moins. Or, selon nous, un nouveau rapport à la propriété, l’établissement d’instruments réglementaires adaptés et l’expansion du rôle de l’architecte doivent coexister pour concrétiser le développement de la formule du cohabitat au Québec. L’enthousiasme suscité par les premiers projets pilotes montre qu’une part de la population est prête à adopter un mode de vie plus durable et à s’ouvrir à un mode de propriété qui troque la recherche du profit personnel pour celle du bien commun, un projet à la fois.