Île-des-Moulins, Terrebonne. Photo : Michel Julien
Île-des-Moulins, Terrebonne. Photo : Michel Julien

Parce qu’elle touche des immeubles d’époques et de fonctions variées, la protection des ensembles patrimoniaux soulève des enjeux complexes. Et le cadre réglementaire qui la circonscrit laisse une large place à la volonté des élus et des citoyens. La sensibilisation joue donc un rôle clé pour que cette volonté s’exerce de façon éclairée.

Au début des années 1970, le complexe industriel de l’Île-des-Moulins, à Terrebonne, était en mauvais état. Cet ensemble de bâtiments en pierre du 19e siècle, qui comprend un bureau seigneurial, des moulins hydrauliques à farine, à scie et à carder de même qu’une boulangerie, était en outre menacé de destruction pour laisser place à un projet de rénovation urbaine.

Le ministère des Affaires culturelles (devenu depuis le  MCC) est intervenu en accordant un statut patrimonial à trois bâtiments et en décrétant trois aires de protection. Il a même acquis l’île en 1974. Ces démarches ont permis de restaurer les moulins et de valoriser ce secteur, qui a été transformé en centre culturel et récréotouristique. La Ville de Terrebonne l’a racheté en 1995 et l’exploite depuis.

Dans cette opération de sauvetage patrimonial, le ministère a fait jouer deux des outils de protection dont il dispose : le « classement » et l’« aire de protection ». Le classement permet d’inscrire un immeuble ou un site au Registre du patrimoine culturel et de le doter d’un plan de conservation. Quant à l’aire de protection, elle sert à délimiter un périmètre situé à au plus 152 mètres de distance de l’édifice. Dans cette aire, toute modification qui pourrait déprécier la valeur patrimoniale du site se trouve dès lors interdite. Par exemple, plusieurs bâtiments de l’ensemble patrimonial résidentiel de la rue Jeanne-Mance, à Montréal, dont les quatre demeures de la maison Charles-Sheppard, en bénéficient.

Ce ne sont là que deux des outils que prévoit le cadre réglementaire de la protection du patrimoine au Québec à l’échelle provinciale et municipale. Or, son application laisse aux élus et aux propriétaires une marge de manœuvre qui s’avère parfois délétère pour la protection des ensembles patrimoniaux.

Équilibre et tension

Ce cadre réglementaire engendre un jeu d’équilibre entre le MCC, les élus municipaux et les propriétaires. « Les immeubles patrimoniaux restent souvent en propriété privée, ce qui crée une tension entre l’application des règles et la jouissance personnelle du bien », explique Line Ouellet, historienne et présidente du Conseil du patrimoine culturel du Québec, un organisme qui conseille la ministre de la Culture et des Communications et consulte les citoyens sur des sujets relatifs au patrimoine. Ainsi, les propriétaires peuvent rechigner à assumer les coûts de l’entretien d’un bien patrimonial ou souhaiter le démolir ou le modifier pour réaliser un projet immobilier.

Outre le classement et l’aire patrimoniale, la Loi sur le patrimoine culturel prévoit notamment la déclaration d’un territoire comme « site patrimonial ». Ce statut, le plus restrictif de tous, ne concerne que 13 lieux au Québec, dont les sites de Trois-Rivières et du Vieux-Québec, où se sont implantés deux des premiers noyaux de peuplement en Nouvelle-France. Dans ces endroits, aucune modification au cadre bâti ou à l’usage ne peut se faire sans l’autorisation de la ministre.

La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, en cours de réforme, ne comprend pour sa part qu’une seule référence au patrimoine. L’article 6 exige que soit indiquée dans un schéma d’aménagement « toute partie du territoire présentant pour la municipalité régionale de comté un intérêt d’ordre historique, culturel (notamment patrimonial au sens de la Loi sur le patrimoine culturel) […] ».

Action patrimoine, un organisme de Québec qui milite pour la sauvegarde du patrimoine bâti, souhaite que la prochaine mouture de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme oblige les municipalités régionales de comté (MRC) et les villes à caractériser l’inventaire patrimonial sur leur territoire et à l’intégrer dans leurs documents de planification et leurs règlements de démolition. 

« Plusieurs municipalités n’ont pas de CCU, et d’autres en ont un qui ne tient pas compte de la valeur patrimoniale »
– Renée Genest.

Les responsabilités des villes

Certes, en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel, les MRC sont responsables d’inventorier le patrimoine d’un territoire, mais cela n’oblige pas les villes qu’elles regroupent à préserver les bâtiments recensés. « L’utilisation de cet inventaire relève de la bonne volonté du conseil municipal », indique Renée Genest, directrice générale d’Action patrimoine.

Ainsi, certaines villes ont adopté d’elles-mêmes un règlement qui contraint les élus à demander l’avis du Comité consultatif d’urbanisme (CCU) lorsque la démolition d’un bâtiment patrimonial est envisagée. « Mais plusieurs municipalités n’ont pas de CCU, et d’autres en ont un qui ne tient pas compte de la valeur patrimoniale », explique Renée Genest.

Les municipalités disposent par ailleurs d’instruments réglementaires, comme le plan d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA), apparu dans les années 1980. Ce type de plans encadre la construction de nouveaux bâtiments etles rénovations extérieures des immeubles existants, notamment pour conserver le cachet de ceux qui présentent un intérêt patrimonial. « C’est l’outil le plus utilisé en matière de patrimoine municipal, dit Mathieu Payette-Hamelin, chef de section à la Division du patrimoine de la Ville de Montréal. Le PIIA sert à énoncer de grands critères, par exemple des couleurs, des matériaux ou des gabarits qui seront privilégiés dans un secteur. »

La Ville de Montréal s’est aussi dotée d’un autre outil : l’« énoncé d’intérêt patrimonial ». Il s’agit d’un document décrivant les éléments architecturaux qui justifient cet intérêt. « L’énoncé ne s’accompagne d’aucune obligation, mais fournit de l’information supplémentaire lors d’une réflexion sur un projet de transformation majeur ou de changement d’usage », précise Mathieu Payette-Hamelin.

Par exemple, l’ensemble patrimonial de l’ancienne Institution des Sourds-Muets, boulevard Saint-Laurent, en a fait l’objet en 2010. Les concepteurs et les promoteurs d’un projet immobilier sur le site en ont tenu compte lors de la transformation : ils ont maintenu la prédominance du bâtiment principal et sa visibilité de larue, et ont conservé le vaste parterre en façade, même si cela réduisait la zone constructible. 

D’autres dispositifs municipaux peuvent servir à la protection patrimoniale, bien qu’ils ne soient pas exclusivement prévus à cette fin. C’est le cas du programme particulier d’urbanisme (PPU), qui apporte des précisions quant à la planification de certains secteurs, et de la procédure de projet particulier de construction, de modification ou d’occupation d’un immeuble (PPCMOI), qui accompagne une demande de dérogation au règlement d’urbanisme. « Le PPCMOI est un outil à double tranchant, puisqu’il peut aussi servir à obtenir une dérogation à certaines règles favorables au patrimoine, comme la hauteur normalement permise pour [la construction d’un nouveau] bâtiment », prévient cependant Renée Genest.

Pavillon des Soeurs Grises de l’Université Concordia, Montréal, conversion par Lapointe Magne & associés Photo : Michel Brunelle
Pavillon des Soeurs Grises de l’Université Concordia, Montréal, conversion par Lapointe Magne & associés. Photo : Michel Brunelle

Un enjeu politique

Hormis la déclaration de site patrimonial, les outils réglementaires pouvant protéger les ensembles patrimoniaux présentent donc un gros défaut : ils dépendent souvent de la bonne volonté des élus locaux, ce qui rend la protection des ensembles patrimoniaux aléatoire.

« Cette protection varie beaucoup d’une ville à une autre et, dans certaines petites localités, c’est un peu le Far West », déplore pour sa part l’architecte et consultante en patrimoine Marie-Josée Deschênes.

Par exemple, la présence d’une habitation dans une zone couverte par un PIIA ne la protège pas de la démolition. « Un propriétaire qui respecte les règles du PIIA dans l’entretien de sa maison peut voir le propriétaire de la maison voisine obtenir un permis de démolition », illustre l’archi­tecte. En d’autres termes, la zone a un statut patrimonial, mais pas néces­sairement chacun des bâtiments qui s’y trouve.

Dans le but de remédier à ces disparités, sa firme, Marie-Josée Deschênes architecte, tient dans Chaudière-Appalaches des cliniques d’architecture patrimoniale, auxquelles huit MRC ont participé en 2020. Son cabinet accompagne aussi les propriétaires de bâtiments anciens et les CCU. 

« La sensibilisation est essentielle, car ce sont les élus qui décident, dit Marie-Josée Deschênes. Ça ne sert à rien de produire des outils réglementaires si les villes ne sont pas déterminées à les appliquer. En tant qu’architecte, je dois souvent les persuader de la valeur de leur patrimoine. »

Pavillon des Soeurs Grises de l’Université Concordia, Montréal, conversion par Lapointe Magne & associés. Photo : Michel Brunelle
Pavillon des Soeurs Grises de l’Université Concordia, Montréal, conversion par Lapointe Magne & associés. Photo : Michel Brunelle

Au-delà des façades

Lorsque les élus ne se laissent pas convaincre, le patrimoine s’effrite. L’architecte Luce Lafontaine, experte de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine bâti, s’inquiète notamment de la tendance au « façadisme ». Elle donne en exemple les résidences situées sur la rue De Bleury, à Montréal, entre le boulevard de Maisonneuve et la rue Sherbrooke. « Les propriétaires ne gardent que les façades et modifient complètement l’intérieur, la hauteur et l’usage », s’attriste-t-elle. 

À l’inverse, elle loue l’Université Concordia pour la conversion en 2014 de l’ancienne maison mère des Sœurs Grises de Montréal en résidence étudiante. L’approche minimaliste de l’architecte Robert Magne, du cabinet Lapointe Magne & associés, a permis de conserver en partie l’usage en transformant, par exemple, certaines cellules des sœurs en chambres d’étudiant. « La conservation de l’usage constitue un bon garant de l’intégrité patrimoniale », affirme l’architecte. 

Au-delà des considérations archi­tecturales, la protection des ensembles patrimoniaux demeure un enjeu éminemment politique. Line Ouellet en appelle donc, elle aussi, à la sensibilisation. « Si le patrimoine représente une valeur importante pour les citoyens, ils feront pression sur leurs élus, croit-elle. Il y aura un prix politique à payer pour ceux qui ne respecteront pas cette volonté populaire.La protection du patrimoine, c’est l’affaire de tous. »