Station de recherche du Canada dans l’Extrême-Arctique, Ikaluktutiak (Cambridge Bay, Nunavut), EVOQ Architecture et NFOE architecture en consortium Photo : Alex Fradkin
Station de recherche du Canada dans l’Extrême-Arctique, Ikaluktutiak (Cambridge Bay,
Nunavut), EVOQ Architecture et NFOE architecture en consortium
Photo : Alex Fradkin

Pour les peuples autochtones, l’architecture de la société dominante a été un puissant vecteur de colonisation, une alliée du génocide culturel. Mais les architectes peuvent maintenant aider à renverser la vapeur.

TAKUSHIPANU («Il revient») 

Enfant du Nord furtif
Énigmatique, silencieux
Cultivant son mystère
Au souffle du Tshiuetin
Cherchant dans les volutes de sauge
La rédemption libératrice
Marche comme tu caresses le territoire
Habité du respect des rites anciens
Avec le don de sculpter le vide de l’espace
Pour ces peuples oubliés du temps


Extrait d’un poème de Maya Cousineau Mollen publié dans Bréviaire du matricule 082, Éditions Hannenorak, 2019.


Parmi les peuples autochtones au Canada, on compte au moins une cinquantaine de nations, plus les communautés inuites du nord du pays. Avant les premiers contacts avec les Européens, ces peuples nomades habitaient un vaste territoire, dans une re­cher­­che d’harmonie et d’équilibre. 

Quand est venu le temps du déve­loppement économique, ces mêmes populations gênaient le processus. La domination et le contrôle des Autochtones passaient par leur confinement dans un habitat fixe et définitif et dans des construc­tions pauvres et standardisées, sans âme, en des lieux que les Autochtones n’ont pas choisis. 

Avec la mise en réserve, amenée par la Loi sur les Indiens, nous avons été sédentarisés de force et nous avons dû apprendre à habiter une maison, un espace restreint et inamovible. L’adaptation a été difficile, traumatisante. On peut même dire que nous avons ainsi commencé à « contre-habiter » le territoire.

Pour les peuples autochtones, l’archi­tecture a longtemps été un rendez-vous manqué. L’architecture « moderne » leur a proposé des solutions économiques, uniformes, fades, sans vie et sans couleur. 

Je suis de la nation innue, qui vit principalement sur la Côte-Nord. Je suis également militante, poétesse et enfant de survivants des pensionnats. J’ai cependant été adoptée par une famille québécoise. Je suis conseillère en dévelop­pement communautaire pour les Premières Nations et les Inuit chez EVOQ Archi­tecture depuis 2018.

Je me souviens de mes voyages dans différentes communautés innues, ma nation. Je ne m’y sentais pas dépaysée, mais j’étais incapable d’éprouver un sentiment d’appartenance. Privée de ma propre histoire, car elle ne m’a pas été enseignée, je ne m’y retrouvais pas. Dans l’uniformité des constructions et la grisaille, impossible de se reconnaître. 

Comment inverser cette tendance ? Comment différencier l’architecture de la nation haïda et celle des Nehirowisiw (Atikamekw) ? Comment rendre hommage à des particularités culturelles que la société dominante a tenté de faire disparaître ? Comment redonner un supplément d’âme aux lieux habités par les communautés autochtones ? Comment le faire de manière non intrusive, non agressive ? 

Rencontres et dialogue

L’incroyable diversité des cultures autochtones est un trésor à recréer et à préserver. Curiosité et respect sont des conditions essentielles pour y parvenir. Curiosité et respect envers l’histoire des Autochtones, même orale. Curiosité et respect pour tendre l’oreille, s’ouvrir au savoir des gardiens et des gardiennes du territoire et tracer les chemins du dialogue. 

Avec une approche tranquille, le monde de l’architecture cogne déjà aux portes des communautés autochtones. Il y a désormais une architecture plus attentive à leurs particularités culturelles et à leur diversité.

Cette évolution est le fruit de mouvements d’affirmation identitaire comme Idle No More et de nombreuses manifestations et revendications autoch­tones visant une reconnaissance territoriale et humaine. L’architecture marque à sa façon le territoire, nutshimit (« l’intérieur des terres » en innu-aimun), nitassinan (« le territoire » en innu-aimun), par sa configuration, ses formes et ses couleurs. 

Par le fonctionnement naturel de la profession, car l’architecte est une ou un chef d’orchestre en quelque sorte, le travail avec la communauté n’est pas un obstacle. Bien au contraire. Dans cet esprit, l’archi­tecte peut l’accompagner dans ses premiers pas vers une appropriation de son environ­nement bâti. Cela se fait au rythme de la communauté, dans une approche dont les clés sont la consultation, le dialogue et la cocréation.

Pour les Autochtones, ce dialogue va de soi. Ces nations sont empreintes d’une tradition de réciprocité. Nous pouvons échanger nos savoir-faire respectifs.

Exprimer les identités

Les trois anciennes aérogares de Kangirsuk, de Quaqtaq et de Tasiujaq, d’abord construites sur le même modèle, en sont des exemples frappants. Aujour­d’hui rénovés, les trois bâtiments contri­buent à l’affirmation identitaire des Inuit, heureuse et bienvenue. Les membres de ces communautés arrivent et partent désormais d’aérogares ornées de symboles animaliers qui sont au cœur de leur vie culturelle : omble de l’Arctique à Kangirsuk, lagopède des neiges à Tasiujaq et béluga à Quaqtaq. 

L’aéroport de Quaqtaq est un magni­fique exemple de cocréation et d’échange entre deux artistes, l’Inuk Jusipi Kulula et le Québécois Bernard Paquet. Leur bel esprit de partage et leur volonté de toucher un plus large public ont permis de donner une voix aux peuples oubliés et à l’œuvre, qui est devenue plus grande qu’elle-même. Les délicates sculptures d’une maman béluga et de ses petits qu’ils ont créées ensemble captent le regard des passantes et des passants, et les incitent à penser au lien sacré avec la nature, la chasse et la nourriture. Pour les visiteuses et visiteurs, c’est une invitation au dialogue et au respect. Pour les Inuit, un symbole fort de leur intention de se réapproprier leurs espaces de vie.

La Station de recherche du Canada dans l’Extrême-Arctique, à Ikaluktutiak, constitue quant à elle un exemple de cocréation dans un projet qui rassemble sous un même toit les sciences, les technologies contemporaines et les savoirs inuits. Ainsi, des consultations conscien­cieuses de la population de la communauté et une prise de connaissance rigoureuse par les allochtones ont permis une meilleure compréhension mutuelle. Le principe d’aménagement inuit d’espaces libres, ouverts et interreliés se retrouve dans la disposition de ses espaces publics. Le qalgiq, igloo communautaire traditio­n­nel de l’Arctique de l’Ouest, est évoqué à l’intérieur comme à l’extérieur. Sa présence et l’intégration des arts à même les différentes structures du bâtiment créent une ambiance rassurante pour les habi­tants et habitantes de la communauté et suscitent des échanges entre Autochtones et non-autochtones. 

Rénovation et agrandissement de l’aérogare de Quaqtaq (Nunavik), EVOQ Architecture / FGMDA Photo : EVOQ Architecture
Rénovation et agrandissement de l’aérogare de Quaqtaq (Nunavik), EVOQ Architecture / FGMDA Photo : EVOQ Architecture

Cette volonté de décolonisation en douceur se manifeste aussi dans le bâtiment du Centre Walgwan, situé en territoire mi’qmaq, à Gesgapegiag, en Gaspésie. L’architecture de ce centre de réadaptation pour les jeunes Autochtones s’inspire des abris traditionnels algon­quiens, ce qui facilite l’intégration des traditions de guérison autochtone. Cela se traduit concrètement par l’aménagement d’espaces de smudging, où on brûle des herbes purificatrices. Le Centre Walgwan offre ainsi un environnement propice à la réappropriation culturelle, à la reconstruction de l’estime de soi, à la fierté. 

C’est en redonnant leur place d’honneur aux architectures et aux cultures des premiers peuples que leurs identités fragi­lisées après des décennies d’acculturation et de colonisation pourront se rebâtir et s’épanouir dans un environnement plus fidèle à leur culture. L’architecture peut devenir une ambassadrice de bonne volonté auprès des communautés autochtones. 

Pour ces peuples oubliés du temps

L’environnement bâti doit parler de nous et nous parler, nous rappeler notre passé et notre vision de l’avenir. C’est là qu’on naît et c’est là que, bien souvent, on meurt. L’environnement bâti nous façonne et nous survit. Autant que ce soit un voyage coloré et passionnant dans un environnement sensible à nos particularités. 


Une autre version de ce texte a été présentée en avril 2020 sous le titre « Architecture : diversité oubliée des peuples autochtones » lors de l’événement TEDxMontrealSalon, au Musée des beaux-arts de Montréal.

Centre de réadaptation Walgwan, Gesgapegiag, EVOQ Architecture Photo : EVOQ Architecture
Centre de réadaptation Walgwan, Gesgapegiag, EVOQ Architecture
Photo : EVOQ Architecture

Facilitatrice des échanges

Au hasard d’une rencontre sur un « chemin de travers numérique », la firme EVOQ, par l’entremise de son associé fondateur, l’architecte Alain Fournier, m’a contactée en juin 2018. Au gré d’échanges, un poste a été inventé. Dans une volonté de favoriser le dialogue avec les communautés et d’inclure davantage d’Autochtones dans les équipes d’EVOQ, la recrue que j’étais se joindrait à Shakohahiiostha Kyle McComber, un technicien en architecture kanien’kehá:ka (mohawk), parmi l’équipe nordique et Premières Nations de la firme. Je suis ainsi entrée en poste à titre de conseillère en développement communautaire pour les Premières Nations et Inuit en septembre 2018.

Issue de cet univers et forte de plus de 20 ans d’expérience de travail dans le monde autochtone, je suis à l’aise de discuter avec les gens des communautés et je connais bien leur réalité. Mon travail consiste notamment à faire comprendre la philosophie de notre firme aux acteurs et actrices clés comme le ou la chef, la direction générale et la population des communautés. 

J’ai également le rôle d’approfondir la compréhension de l’histoire des Premières Nations et des Inuit chez les membres de l’équipe, par l’intermédiaire d’activités de formation, d’ateliers, de rencontres. Mon rôle consiste aussi à accompagner mes collègues architectes lorsqu’ils et elles travaillent auprès d’une communauté et de me tenir au courant des protocoles écrits et non écrits afin d’éviter des malaises culturels. Par exemple, dans une communauté autochtone, le respect des aînés et des aînées est primordial. Si une personne aînée prend la parole dans une réunion, on ne l’interrompt pas; on doit l’écouter jusqu’à la fin de son intervention.

Maya Cousineau Mollen Photo : Maya Cousineau Mollen
Maya Cousineau Mollen
Photo : Maya Cousineau Mollen

Chez EVOQ, nous nous sommes donné la mission de mettre en valeur les cultures et histoires des communautés autochtones. Nous sommes attentifs à leurs particularités historiques et aux blessures du colonialisme. Nous tâchons de valoriser, souvent de manière symbolique, les constructions datant d’avant le contact avec les non-autochtones et les symboles culturels autrefois interdits. J’aide mes collègues architectes à mettre leur talent au service des communautés.