Les architectes ne courent pas les rues en région, où la demande pour leurs services ne cesse pourtant d’augmenter. Cette dynamique entraîne une panoplie de problèmes : hausse des honoraires, retards sur les chantiers, difficulté à obtenir des services d’architecture… État des lieux.
Il y a une dizaine d’années, le bureau de Sept-Îles de DMG architecture comptait quatre architectes. Depuis cette année, on n’en dénombre plus que deux. Chez DMG, la rareté des architectes sur la Côte-Nord a compliqué le remplacement de certaines personnes parties à la retraite, et la rétention du personnel provenant de l’extérieur de la région demeure difficile. Malgré l’appui qu’elles reçoivent de leurs collègues du bureau de Québec, les deux associées de la Côte-Nord doivent redoubler d’efforts pour garder la tête hors de l’eau.
« Cela alourdit nos tâches quotidiennes, reconnaît Annie Gosselin, associée principale du cabinet. Idéalement, nous devrions recruter au moins deux autres architectes pour réduire notre charge de travail. » Développement des affaires, surveillance de chantier sur un très vaste territoire, conception et gestion des projets, gestion du personnel : tout cela finit par faire beaucoup pour une si petite équipe.
La firme Bourgeois / Lechasseur architectes a pour sa part un bureau à Québec et un autre aux Îles-de-la-Madeleine, mais celui-ci ne comprend pas d’architecte à temps plein. D’ailleurs, il n’y a pas d’architecte qui vit en permanence aux Îles. Le cabinet y travaille surtout à des projets institutionnels et à des résidences secondaires, et plus rarement à des bâtiments commerciaux. « Aux Îles, les gros projets trouvent généralement preneur, dit l’associé Olivier Bourgeois. Mais les personnes qui cherchent des architectes pour de plus petits mandats peinent à en dénicher, car ils en valent moins la peine à cause du temps que nécessitent les déplacements en avion vers les Îles et les coûts qu’ils engendrent. »
Ironiquement, la rareté des architectes dans d’autres régions a été bénéfique pour leur bureau de Québec, qui a réalisé beaucoup de mandats dans Charlevoix, en Estrie et dans le Bas-Saint-Laurent. « Dans les régions qui manquent d’architectes, les gens cherchent des professionnels prêts à se déplacer et ayant une bonne connaissance des lieux, ce qui est notre cas parce que nous y avons déjà réalisé des projets », précise Olivier Bourgeois.

à Victoriaville, dans le Centre-du-Québec
(Lemay Côté Architectes)
Photo : Exposeimage
Surcoûts et retards
En 2024, on comptait en moyenne 1,70 architecte par 10 000 habitants dans les régions québécoises (hors des grands centres), contre 11,66 sur l’île de Montréal et 8,98 dans la région de la Capitale-Nationale. Et la situation n’ira pas en s’améliorant. Selon les projections d’offre et de demande de l’OAQ, toutes les régions de la province manqueront d’architectes en 2033, à l’exception de Montréal, qui sera en léger surplus. En tout, il manquera 214 architectes pour répondre aux besoins.
Ce déficit pose déjà des problèmes dans nombre de villes, dont Rimouski. « La demande est forte dans la région en raison des nombreux projets résidentiels et des grands travaux institutionnels, et les firmes du coin ont du mal à y répondre », explique Sébastien Collin, chef de la division architecture de la Municipalité. Le territoire souffre aussi d’un important déficit du côté du maintien des actifs. Le Colisée Financière Sun Life, le bâtiment des Tennis de Rimouski et le Cégep de Rimouski n’en sont que quelques exemples. La rareté des architectes augmente les coûts des projets (c’est la loi de l’offre et de la demande) et oblige la Ville à en reporter certains de quelques mois à un an lorsque les cabinets privés sont trop débordés pour répondre à ses demandes en raison du manque de personnel. La Municipalité songe à embaucher un ou une architecte pour réduire sa dépendance envers les cabinets privés.
« Notre nouvelle convention collective permet d’offrir des salaires très compétitifs, et nous proposons des conditions de travail attrayantes, comme des horaires flexibles, assure Émy Blanchette, conseillère en ressources humaines. Travailler pour la Ville, c’est aussi l’occasion de contribuer à des projets structurants qui auront un impact majeur sur notre communauté. »
La pénurie d’architectes inquiète également Sandra Vachon, inspectrice en bâtiment et en environnement pour la Ville de Val-d’Or. « Ce sont surtout les projets résidentiels qui écopent, comme les maisons unifamiliales d’une surface de 600 m2 et plus, explique-t-elle. Leur construction nécessite des plans signés et scellés par un architecte, mais les gens ont de la difficulté à en trouver un. »
Les petits projets commerciaux, comme un casse-croûte ou des bureaux, par exemple, écopent aussi. La Municipalité a donc dû se résoudre à contacter des architectes d’autres régions, notamment de l’Outaouais et des Laurentides, qui ont accepté d’offrir leurs services en Abitibi-Témiscamingue.

Unir les forces
Faute d’architectes, certains cabinets établis en région voient leur croissance freinée. Pour remédier à ce problème, Ardoises architecture, une firme du Saguenay–Lac-Saint-Jean, a procédé à plusieurs fusions et acquisitions au fil du temps, notamment avec Boudreau Levasseur en 2010 et avec Planitech Architectes en 2023. Une douzaine d’architectes font désormais partie de son équipe.
« Nous voulions une plus grosse équipe pour répondre à la demande et atteindre une envergure suffisante pour nous permettre de soumissionner sur des contrats provinciaux, plutôt que seulement régionaux », dit l’associé Michel Cyr. Il estime que ce virage était nécessaire en raison de l’évolution du marché. Les donneurs d’ouvrage accordaient auparavant la vaste majorité de leurs contrats à des firmes locales, comme le précisaient les appels d’offres. Mais ces clauses ont largement disparu, ce qui ouvre le marché local à des bureaux extérieurs.
Atteindre une plus grande taille assure en outre à Ardoises architecture une meilleure stabilité. « Avant, nous avions besoin de tout notre personnel pour soumissionner et réaliser nos contrats, signale Michel Cyr. Si quelqu’un partait pour un long congé ou quittait le cabinet, nous étions fragilisés, ce qui n’est plus le cas. »

dans le Bas-Saint-Laurent
(BANG architecture)
Photo : Anthony François
Recruter chez soi
Les architectes ne sont pas la seule denrée rare en région. Les technologues le sont aussi, comme le fait remarquer Carl Charron, fondateur d’Atelier5, à Rivière-du-Loup. Son bureau en compte actuellement neuf pour trois architectes. « Non seulement nous éprouvons de la difficulté à recruter de nouveaux technologues, mais nous peinons aussi à remplacer ceux qui s’absentent, par exemple pour un congé parental », dit-il.
Résultat : le cabinet est contraint de refuser certains mandats, notamment les plus petits, ce qui diminue sa production et a, par conséquent, une incidence négative sur sa rentabilité. La planification et la gestion des projets doivent également être très efficaces. Carl Charron souligne qu’il accepterait plus de contrats s’il pouvait tabler sur deux architectes de plus. « Mais ça ne nous donne rien d’en embaucher plus si nous n’avons pas de technologues pour les appuyer », indique-t-il.

Il estime que près de 70 % de sa main-d’œuvre est à l’emploi de sa firme depuis plus de 5 ans. Ces personnes avaient généralement postulé par elles-mêmes et voulaient travailler à Rivière-du-Loup. Mais il ajoute qu’il est très difficile de recruter ou de garder des technologues provenant d’autres régions.
Plusieurs cabinets affirment vivre la même dynamique avec les architectes. Celles et ceux qui travaillent longtemps pour eux proviennent majoritairement de la région ou y ont un ancrage fort. Mais embaucher à long terme des gens venant de l’extérieur de la région demeure un défi. Un sondage de l’Ordre réalisé en 2023 indique que les trois quarts des architectes ne pensent pas aller travailler dans une autre région que celle où elles et ils œuvrent actuellement au cours des 10 prochaines années.
Comme la vaste majorité des architectes travaillent déjà dans les régions de Montréal et de la Capitale-Nationale, cette faible mobilité laisse penser que le déficit perdurera ailleurs dans la province. Comment expliquer cette réticence à s’éloigner des grands centres ? Parfois, une mauvaise perception de la région est en cause. Ces dernières années, Rouyn-Noranda a beaucoup fait les manchettes en raison du taux élevé d’arsenic émis par la Fonderie Horne. « C’est sûr que ça ne donne pas une image attirante de notre ville », déplore Marie-Déelle Séguin-Carrier, PDG de Trame Architecture + Paysage.
Annie Gosselin a un peu le même sentiment en ce qui concerne la Côte-Nord. « Les gens croient que, chez nous, c’est loin, qu’il fait froid, qu’on a toujours des tempêtes ou qu’on vit des difficultés, mais ils ont une meilleure opinion de la Gaspésie, dit-elle. Pourtant, nous sommes juste de l’autre côté du fleuve, et les deux régions se ressemblent. » Elle rappelle que les villes de la Côte-Nord restent assez jeunes. Il y a beaucoup à faire pour y créer une belle architecture qui porte l’identité de la région, ce qui représente un aspect sous-estimé mais très stimulant de la pratique dans son coin de pays.
L’autre grand blocage, plus ardu à surmonter, concerne les conjoints ou conjointes et la famille. D’une part, il est difficile pour les architectes de s’implanter dans une région excentrée si leur conjoint ou conjointe n’arrive pas à y trouver du travail ou ne souhaite pas quitter son emploi ailleurs. D’autre part, les couples qui ont de jeunes enfants préfèrent souvent rester près de leur famille. « C’est rare que nous ayons des architectes qui ne viennent pas de l’Abitibi-Témiscamingue, reconnaît Marie-Déelle Séguin-Carrier. Actuellement, il n’y en a qu’une sur nos huit architectes, et la famille de son conjoint habite à Amos, ce qui explique sa présence dans la région. »

aux Îles-de-la-Madeleine
(Bourgeois / Lechasseur architectes)
Photo : Adrien Williams
Vaincre les préjugés
Par ailleurs, le sondage de l’Ordre souligne que les trois quarts des étudiantes et étudiants prévoient occuper un emploi dans la région de Montréal ou de la Capitale-Nationale. Les jeunes architectes auraient en outre une perception négative du travail en région. « Quand j’étais étudiant, j’avais l’impression que les projets y étaient moins intéressants, de moindre envergure et moins artistiques, et qu’on y faisait moins d’idéation et de conception », se rappelle Michel Cyr. La réalité qu’il a découverte en revenant pratiquer chez lui, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, est beaucoup plus nuancée.
Sa firme a une pratique très variée, en particulier dans les secteurs institutionnel, notamment la santé, industriel, commercial et même patrimonial. Selon lui, cela signifie qu’on s’y développe plus vite et que les jeunes y acquièrent rapidement plus de responsabilités et d’autonomie que dans les grands centres. Il ajoute que les projets y avancent souvent plus facilement et que les relations avec la clientèle y sont plus étroites. « On se croise régulièrement, on se connaît bien, et cela rend le travail plus convivial », juge-t-il.
Marie-Hélène Day ne croyait pas, lorsqu’elle était étudiante, qu’elle pourrait vivre de sa pratique en Gaspésie, sa région natale. Elle pensait s’établir dans un grand centre urbain. Son cabinet actuel fait beaucoup de projets institutionnels et commerciaux. « Nos interventions ont un impact majeur sur le paysage et les milieux de vie, affirme-t-elle. J’ai vraiment l’impression de construire pour ma communauté et les gens qui m’entourent. C’est très stimulant. »
Les architectes qui pratiquent en région apprécient aussi la proximité avec la nature et leur milieu de travail, et la fluidité des déplacements. « L’accès à la propriété demeure plus abordable chez nous que dans les grandes villes, le coût de la vie y est plus bas, et les salaires restent compétitifs, souligne Marjory Rioux, associée du cabinet Lemay Côté Architectes. En plus, on peut habiter très près de son travail, ce qui facilite l’équilibre avec la vie familiale. » Cette firme a quatre bureaux en Mauricie, dans Chaudière-Appalaches et dans le Centre-du-Québec, dont celui de Victoriaville, où elle travaille.
Puisque les architectes qui s’établissent en région en sont très souvent originaires, Marjory Rioux croit que l’on doit redoubler d’efforts pour mousser la profession auprès des jeunes des régions. Cette promotion doit à la fois montrer les côtés attrayants de la profession d’architecte et combattre les préjugés envers la pratique en région.
Les programmes de technologie de l’architecture, qui, dans son coin de pays, se donnent aux Cégeps de Trois-Rivières et de Victoriaville (depuis 2021), auraient par ailleurs un effet positif. Un certain nombre de leurs étudiantes et étudiants – souvent natifs de l’endroit – poursuivent leur formation à l’université et peuvent revenir travailler dans leur patelin par la suite. Sa consœur Marie-Déelle Séguin-Carrier espère voir cet effet d’entraînement en Abitibi-Témiscamingue grâce à l’arrivée l’an dernier d’un tel programme au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue.
« C’est vraiment difficile de recruter si la région elle-même ne produit ni architectes ni technologues, reconnaît Marjory Rioux. On doit redoubler d’efforts pour susciter des vocations chez les jeunes de nos régions. »
Et si on s’inspirait du Barreau ?
La profession d’architecte n’est pas la seule à vivre une rareté de main-d’œuvre hors des grands centres. Le gouvernement du Québec bonifie d’ailleurs la rémunération des médecins spécialistes qui s’y établissent et menace de pénalités les médecins de famille qui refusent de le faire. Si ces solutions semblent peu applicables à l’architecture, l’exemple du secteur du droit est plus intéressant.
« Des citoyens peinent à se faire représenter en région et peu d’avocats y acceptent des mandats d’aide juridique, ce qui représente un enjeu de protection du public », explique le bâtonnier du Québec, Me Marcel-Olivier Nadeau. Les avocates et avocats en fin de carrière éprouvent aussi des problèmes à trouver une relève à qui céder leur pratique.
Le Barreau du Québec a dévoilé en 2024 un plan d’action pour améliorer l’attractivité et la rétention de la relève juridique en région. Il comporte notamment une cueillette de données auprès des étudiantes et étudiants, des stagiaires et des jeunes membres du Barreau pour comprendre leur vision de la pratique en région ainsi qu’une campagne de valorisation de cette pratique sur les réseaux sociaux. Les barreaux de section et les Jeunes Barreaux feront par ailleurs la promotion du travail en région dans les cégeps et les universités.
« Nous devons faire connaître les nombreux avantages de la pratique en région, affirme l’avocat de Saguenay. L’équilibre entre la vie professionnelle et la vie familiale et l’accès à la nature représentent des atouts, tout comme le fait que les jeunes y reçoivent plus rapidement des responsabilités importantes. »

La voie des consortiums : oui, mais…
La participation à des consortiums avec des cabinets des grands centres peut aider à pallier le manque d’architectes dans les bureaux en région. Trame Architecture + Paysage, en Abitibi-Témiscamingue, a souvent emprunté cette voie. Le cabinet a ainsi collaboré au projet du Centre de radio-oncologie régional de Rouyn-Noranda avec Jodoin Lamarre Pratte architectes, de Montréal, et à l’agrandissement de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, avec BGLA, de Montréal, et CCM2 Architectes, de Québec.
« Ça nous permet d’avoir des équipes plus complètes, de bénéficier d’expertises spécialisées et de prendre de l’expérience », explique la PDG, Marie-Déelle Séguin-Carrier. Son cabinet est généralement engagé dans le projet de la conception à la réalisation.
Si les bureaux en région peuvent espérer participer à différentes étapes de ces collaborations avec des bureaux des grands centres, ils sont parfois relégués à certaines tâches précises. « Nous faisons beaucoup de surveillance de chantier, puisque nous sommes sur place, reconnaît Marie-Hélène Day, architecte associée chez BANG architecture, à New Richmond, en Gaspésie. Nous sommes aussi consultés sur des enjeux régionaux que nous connaissons bien, comme construire en milieu salin ou composer avec l’érosion des berges. » Michel Cyr, architecte associé d’Ardoises architecture, à Chicoutimi, essaie de casser le réflexe de certains cabinets des grands centres d’utiliser les bureaux régionaux comme de simples exécutants. « Nous nous efforçons de nouer de vraies relations d’affaires avec eux afin de jouer un rôle plus important, de gagner une expérience pertinente et de collaborer avec eux sur des projets à l’extérieur de nos marchés