La maxime Innover ou périr, souvent attribuée au consultant en management Peter Drucker, nous invite à réfléchir aux plateformes collaboratives telles que BIM, Procore, Autodesk Construction Cloud et autres, dont l’usage se généralise de plus en plus dans la gestion des chantiers de construction au Québec.
Les plateformes collaboratives sont des outils numériques qui permettent aux différentes personnes qui interviennent dans un projet de construction – architectes, ingénieurs, ingénieures, entrepreneurs, clients – de se transmettre en temps réel les informations, les plans, les documents et les communications liés au chantier et de les gérer.
Or aucune disposition du Règlement sur la tenue des dossiers, du registre et des bureaux des architectes1, en vigueur depuis 1981, ne traite de la détention collective des informations d’un dossier.
Il est néanmoins essentiel de rappeler que l’architecte a l’obligation de tenir à jour un dossier pour chaque mandat, comprenant certains documents, s’il les a ou s’il a dû les préparer2.
La jurisprudence québécoise demeure d’ailleurs, à ce jour, très limitée sur la question des plateformes collaboratives. On ne relève qu’une seule décision de la Cour supérieure, rendue par le juge Collier dans l’affaire Soules c. Cadrin Alepin, dans laquelle celui-ci ordonne à une partie de « communicate to Soules all of CSC’s information stored within the Procore software by August 1st, 20223 » (transmettre à Soules l’ensemble des informations de CSC sauvegardées dans le logiciel Procore d’ici le 1er août 2022 [traduction libre]).
Dans ce contexte, l’architecte devrait jouer de prudence et veiller à respecter ses obligations professionnelles, et ce, même dans les projets où le contrôle des données emmagasinées sur les plateformes collaboratives s’avère fastidieux. Cela est nécessaire, voire essentiel. Cette exigence devient particulièrement critique lorsque la plateforme est administrée par un tiers, comme l’entrepreneur général ou le donneur d’ouvrage.
En effet, lorsque l’architecte n’est pas l’administrateur ou administratrice d’une telle plateforme, il ou elle devrait garder en tête ces quelques conseils et recommandations :
Précaution et prudence : un rappel
En avril 2021, l’Ordre des architectes du Québec a communiqué à ses membres des lignes directrices portant sur les logiciels de gestion de chantier4. Toujours d’actualité, ces lignes directrices méritent d’être relues avec attention. Elles énoncent notamment les vérifications à effectuer avant d’utiliser une plateforme collaborative.
L’utilisation de telles plateformes soulève encore des enjeux réglementaires, déontologiques, de responsabilité et de gestion. Par ailleurs, un ou une architecte qui croit, en amont ou en cours de projet, que l’utilisation d’une plateforme collaborative l’empêchera de satisfaire à ses obligations déontologiques devrait envisager une méthode alternative5.
Conseils pratiques en amont d’un litige
Une ou un architecte qui n’administre pas la plateforme collaborative doit à tout prix éviter de perdre l’accès aux documents qu’elle ou il doit conserver dans son propre dossier. Un archivage préventif de ces documents et des communications sur son serveur local est fortement recommandé6. L’architecte se fiant uniquement à l’accès permis par la plateforme, sans effectuer d’archivage, risque de perdre ces documents à la fin du chantier. L’accès pourrait par exemple être restreint ou bloqué par l’entreprise ou la personne qui l’administre, ou des problèmes technologiques pourraient survenir. Cela peut être particulièrement problématique dans l’éventualité d’un litige, survenant parfois bien des années après la fin des travaux.
Au-delà de l’archivage régulier – quotidien, hebdomadaire ou selon les besoins et l’évolution d’un projet –, l’architecte a tout intérêt à bien maîtriser le fonctionnement de la plateforme afin d’en exploiter les fonctionnalités pertinentes. Comment ? En suivant des formations, en étant à l’affût des mises à jour, en consultant des ressources en ligne ou en mobilisant une personne-ressource compétente à l’interne, notamment.
Par exemple, certaines plateformes permettent d’activer des notifications (par courriel ou autre) informant la personne qui les utilise de diverses activités : ajouts ou modifications de documents, nouveaux accès, consultations, etc.
La mise en place dès le départ des paramètres de notification de la plateforme peut faciliter la tâche de l’architecte, mais ne devrait en aucun cas remplacer son travail d’archivage. En prévision d’un éventuel litige, ces paramètres peuvent servir à cibler certains documents ou éléments stratégiques à archiver avec rigueur en vue de constituer une preuve solide.
Par ailleurs, dans une logique de collaboration, l’architecte ferait bien de solliciter la coopération de la personne qui administre la plateforme, soit la personne qui héberge et qui détient le contrôle des données. Elle ou il pourra entre autres suivre plus aisément l’évolution de la documentation circulant sur la plateforme ou accéder à certaines métadonnées autrement inaccessibles. L’architecte peut également lui demander formellement de préserver un élément matériel de preuve, selon le besoin, particulièrement s’il prévoit un litige. D’ailleurs, l’administrateur ou administratrice qui serait partie à un recours judiciaire se doit de préserver les éléments matériels de preuve7.
En cas de refus ou d’inaction de la part de l’administrateur ou administratrice, l’architecte devrait toujours conserver les preuves de ses démarches (communications et demandes formulées à cet égard). Elles pourraient permettre à un tribunal de tirer certaines inférences négatives quant au comportement d’un administrateur ou une administratrice ayant supprimé des documents malgré une demande formelle de les conserver.
Mise en garde
La personne qui administre détient le contrôle ultime sur les données et les métadonnées de la plateforme. Il peut donc être difficile, voire impossible, pour l’architecte d’avoir accès à l’évolution complète de la documentation, malgré un archivage régulier et diligent. Cet archivage permet souvent de ne conserver que la dernière version d’un document.
À cet égard, les lignes directrices de l’Ordre rappellent que l’architecte devrait prendre l’une des deux mesures suivantes :
- avertir par écrit les parties de ne jamais modifier des documents approuvés ou
- gérer les droits d’administrateur du logiciel afin que ces documents ne puissent être modifiés.
À cela pourrait s’ajouter, à plus forte raison, la configuration de notifications dont il a été question précédemment. Celles-ci permettent à l’architecte de recevoir un avis lorsque des modifications ou des interventions ciblées surviennent sur la plateforme.
Cela dit, certaines notifications, notamment par courriel, ne comprennent pas nécessairement une description détaillée de l’intervention ou de la modification ni le document modifié. ll revient donc à l’architecte d’obtenir ou de télécharger l’information et de la conserver sur son propre serveur. Faute de quoi, l’information pourrait devenir inaccessible – par exemple, si l’accès à la plateforme collaborative est coupé ou si le lien de téléchargement expire.
Ces conseils suivis, l’architecte sera en mesure de mieux se protéger dans un monde en constante évolution, où la technologie et le numérique – déjà bien implantés dans le secteur – continueront de transformer la pratique.
Bref, la prudence demeure la mère de toutes les vertus.
L’autrice et l’auteur tiennent à remercier M. Olivier Lalancette, architecte associé et gestionnaire BIM à la firme RÉGIS, pour sa contribution et ses réflexions.