En 2023, 60 % des architectes déclaraient avoir déjà eu recours à la modélisation des données du bâtiment (ou BIM, pour building information modeling), un chiffre qui prouve que la transition vers ce mode de travail est désormais inévitable1. Comment y sommes-nous parvenus ? Bilan de la dernière décennie.
On n’en est plus à se poser la question à savoir si on va de l’avant avec le BIM, tranche d’emblée Nathalie Rhéaume, vice-présidente à l’expertise et au soutien des projets à la Société québécoise des infrastructures (SQI). On en est plutôt à se demander quelle cadence adopter. » Justement, la SQI s’est donné en 2021 le rôle de chef d’orchestre pour l’industrie en publiant une Feuille de route gouvernementale pour le BIM. Grâce à cet encadrement, l’adoption de l’approche BIM sera « harmonisée » entre les protagonistes du domaine de la construction, estime Érik Poirier, professeur agrégé au Département de génie de la construction à l’École de technologie supérieure (ÉTS).

Car si les utilisateurs et utilisatrices précoces commencent à avoir la pleine maîtrise des outils du BIM, « la vitesse d’adoption est variable, même à l’intérieur des firmes d’architecture, constate Sébastien Dubois, directeur BIM chez DMA. Dans l’industrie, certains ont fait la transition du 2D vers le 3D sans tirer avantage de tout ce qui se trouve derrière. Au-delà de Revit, la philosophie du BIM implique aussi le partage des données. On commence à peine à toucher à ça. »
Cette adoption par paliers ne préoccupe pas outre mesure le directeur. Pour lui, il est d’ailleurs prudent de procéder de façon intentionnelle lors du déploiement de cette approche. « Si on pouvait retourner en arrière, on ferait un déploiement plus systématique et organisé. On a fonctionné de façon organique selon ce qui était disponible. »
Effets visibles
Malgré ces tâtonnements, Nathalie Rhéaume juge que les effets de la transition sont déjà visibles sur les chantiers : « On observe des bénéfices sur l’efficacité. On ne peut pas encore le chiffrer, mais on sait que la coordination en amont des chantiers se fait mieux, ce qui réduit les ordres de changement et donc les extras. »

Saint-Étienne-de-Lauzon, consortium
Groupe A, Anne Carrier architecture
et GLCRM architectes.
Si l’efficacité est indéniable pour les firmes où l’on maîtrise le BIM, la baisse des coûts que devrait entraîner son utilisation ne semble pas encore se concrétiser, compte tenu des coûts d’achat du matériel et du temps nécessaire à l’apprentissage des divers logiciels. « Il faut que les entreprises injectent des fonds en recherche et développement pour tester les outils, les déployer et faire un suivi », concède Sébastien Frenette, directeur BIM chez Provencher_Roy. Il faut aussi que les autres partenaires du domaine, comme les entrepreneurs généraux ou les maîtres d’ouvrage, développent leur aisance avec ces mêmes outils. Une fois ces étapes cruciales remplies, « là on pourra commencer à parler de réduction de coût » croit-il.
Bien conscient de l’obstacle que représentent l’acquisition et la maîtrise des outils du BIM, le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie a mis sur pied en 2018 l’Initiative québécoise pour la construction 4.0, dans le cadre de laquelle il offre un financement visant à « accroître la performance de l’industrie québécoise de la construction par le virage numérique ». Plus de 250 entreprises ont bénéficié d’un accompagnement jusqu’à présent, dont le Groupe A, où Arafat Hobaishi occupe le poste de gestionnaire BIM principal. « On a fait un diagnostic de nos connaissances, du matériel qu’on possédait déjà et on s’est mis d’accord sur une série de formations pour les collaborateurs de notre firme », affirme-t-il. Résultat : « On est bien équipés sur tous les plans. »
C’est aussi par la formation universitaire que le changement doit s’opérer, juge Érik Poirier. « Ça fait longtemps que les firmes revendiquent que les gens qui sortent des universités aient déjà utilisé les outils technologiques », relève-t-il, notant que la transition a déjà eu lieu du côté des cégeps. « Le fardeau de la formation retombe encore sur l’industrie », se désole Sébastien Dubois, qui croit tout de même qu’un rééquilibrage est inévitable.

Groupe A et Lemay en consortium
Photo : Stéphane Groleau
Former les maîtres d’ouvrage

« Les architectes sont bien avancés concernant le BIM par rapport à d’autres disciplines », confie Nathalie Rhéaume. Parmi les secteurs où l’on traîne la patte se trouvent les organisations donneuses d’ouvrage, évalue toutefois Érik Poirier. « Il faut imaginer que tout le travail qu’implique cette transformation pour les architectes, les ingénieurs, les entrepreneurs est décuplé pour les propriétaires immobiliers. » Celui qui est aussi président du groupe BIM Québec rappelle que le nombre de parties prenantes du côté d’organisations telles que les universités, les commissions scolaires ou les municipalités est bien plus grand que celui des firmes d’architectes : « Intégrer les données dans les opérations courantes demande énormément de changement. »
Mais les choses bougent quand même, selon Érik Poirier, qui fait remarquer que « les clients commencent à voir le potentiel, mais on en a encore pour assez longtemps avant qu’ils puissent réceptionner une maquette et gérer leurs actifs de manière continue ». Il revient notamment aux firmes d’architectes de contribuer aux connaissances de leur clientèle, croit-il.
Il importe aussi de définir dès le début quel aspect du BIM sera mis en œuvre dans un projet donné, explique Nathalie Rhéaume. « Quels sont les bénéfices recherchés ? Est-ce pour l’entretien planifié ? Pour maximiser l’utilisation de l’espace ? » En y allant une bouchée à la fois, on évite de se disperser.
Ces conversations permettent aussi d’établir les limites de l’utilisation de la maquette qui sera livrée en fin de projet – d’où l’importance de bien les clarifier dans le contrat. « On doit baliser l’usage de la base de données par le client, rappelle Érik Poirier. Si la SQI exige le BIM pour la coordination et la visualisation, elle ne peut pas ensuite s’en servir pour l’efficacité énergétique, puisque les données n’auront pas été validées pour cet usage. » Ces mises au point sont cruciales pour respecter les obligations réglementaires entourant la profession d’architecte : Code de déontologie, Code des professions et Loi sur les architectes.
« Les clients demandent de plus en plus le BIM, constate tout de même Sébastien Frenette. Savent-ils toujours quoi faire avec ? Peut-être pas. Mais dans l’immédiat, les architectes se servent des outils BIM pour améliorer leurs projets et faciliter les discussions avec les clients. » Il souligne ici un avantage notable du BIM : la compréhension du projet par ces derniers. « Les clients sont plus impliqués dans le processus collaboratif », opine Sébastien Dubois.
Projets complexes et outils spécialisés
Force est de constater que ces puissants outils arrivent à un moment où les projets sont eux-mêmes de plus en plus complexes. « On veut mener des analyses de cycle de vie, calculer l’efficacité énergétique, mesurer l’éclairage », détaille Érik Poirier. Ces projets rassemblent plus de disciplines et exigent l’usage d’outils technologiques de plus en plus nombreux. Le changement peut sembler vertigineux, mais le BIM permet justement d’appréhender tous ces éléments.
« Il faut retenir qu’on ne parle pas ici uniquement d’un déploiement technologique, rappelle Nathalie Rhéaume. C’est surtout un changement de culture. Pourquoi on fait du BIM ? Pour travailler davantage de manière collaborative. » La transition vers ces nouvelles méthodes de travail est en marche. Si les défis demeurent nombreux, une chose est claire pour Arafat Hobaishi : « Les bureaux prennent le processus du BIM au sérieux. Ils savent pourquoi on doit l’intégrer à nos projets. »
1 Ordre des architectes du Québec et Aviseo. Étude socioéconomique de la profession d’architecte au Québec. Horizon 2023-2033, décembre 2023.
Parler la même langue
Qui dit BIM dit collaboration de plusieurs partenaires à la même maquette. Travailler en BIM exige donc d’adopter une structure plus organisée pour la production d’information, bref, de parler la même langue. Selon Érik Poirier, les firmes de plus petite taille ont l’avantage de pouvoir facilement s’entendre sur une méthode de travail, alors que dans les plus grandes, « tout le monde a sa manière de travailler, qu’il faut harmoniser, ce qui requiert un contrôle plus serré ».
Le défi est encore plus grand lorsque plusieurs entreprises – firmes d’architecture et de génie, entrepreneur général – sont rassemblées dans un même projet. De fait, selon Nathalie Rhéaume, « ce ne sont pas que les services des TI qui doivent s’intéresser au BIM, parce que derrière cet outil on doit surtout penser aux humains et comment ils collaborent ».