Les architectes rêvent de laisser leur marque, c’est bien connu. Mais travailler dans un cabinet privé n’est pas la seule manière de contribuer à des projets qui se distinguent. Des architectes qui ont choisi la fonction publique nous l’ont confirmé : de telles carrières offrent l’occasion d’influencer les instances décisionnelles et de participer à de grandes réalisations.
Édith Morin a fait le saut dans la fonction publique en 2016 parce qu’elle avait envie de collaborer à des projets plus ambitieux et plus structurants dans le domaine de la santé. « Dans les firmes privées où j’ai travaillé auparavant, j’ai fait plusieurs petits projets en santé. En étant dans le réseau de la santé, je pouvais participer à des projets d’envergure », explique l’architecte.
Elle a trouvé ce qu’elle cherchait au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec. En tant que directrice adjointe, planification immobilière, projets d’infrastructures et génie biomédical, elle est responsable de la planification et de la gestion des investissements pour un parc de 130 bâtiments, dont 5 hôpitaux et 27 centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD).
Édith Morin voulait avant tout apporter une contribution dans la conception des établissements de santé grâce non seulement à son expérience d’architecte, mais aussi à celle qu’elle a eue à titre de patiente. Ayant reçu deux diagnostics de cancer en 2011, elle a eu l’occasion de participer à un programme dans lequel elle agissait comme patiente ressource pour aider les équipes soignantes à mieux prendre en charge les personnes atteintes.
Cette expérience influence encore son travail aujourd’hui. « Il m’arrive de faire des recommandations aux architectes, dit-elle. Par exemple, pour un patient atteint de cancer, il est plus important que la signalisation dans la salle d’attente soit bien pensée. La personne étant extrêmement stressée, il y a de bonnes chances qu’elle ne remarque ni la couleur des murs ni la beauté des finis. Elle a plutôt besoin de savoir si elle est au bon endroit et où elle doit aller pour la consultation, souligne-t-elle. Ce n’est pas non plus une bonne idée que la salle d’attente en cancérologie soit à côté du centre des prélèvements, où circulent beaucoup de personnes. Les patients atteints de cancer sont immunosupprimés, ils doivent éviter de s’exposer à d’autres personnes ayant potentiellement des maladies infectieuses. »
Un rôle essentiel
Cet exemple illustre bien le fait que les architectes de la fonction publique ont un réel pouvoir d’influence, et plusieurs moyens de l’exercer. « Notre rôle dépasse largement la simple exécution de directives bureaucratiques, soutient Odile Roy, architecte retraitée de la Ville de Québec et professionnelle de recherche au projet Schola de l’Université Laval. On exerce un rôle-conseil pour une prise de décision éclairée de la part des décideurs, que ce soit pour élaborer des programmes ou des politiques architecturales, définir des besoins, développer une vision. »
Le travail peut toutefois se révéler frustrant quand les recommandations ne sont pas suivies. « Il est important de comprendre le rôle de chacun. La décision finale revient aux décideurs. Ce sont eux qui doivent justifier la légitimité d’un projet auprès de la population et veiller aux dépenses publiques », explique l’architecte, qui connaît bien les deux côtés de la médaille pour avoir été conseillère municipale de 1997 à 2005 avant d’intégrer la fonction publique municipale.
Architecte à la division du patrimoine de la Ville de Montréal, Jean Laberge a joué pour sa part un rôle pivot dans l’élaboration d’énoncés d’intérêt patrimonial adoptés par la Ville en 2012. « Nous avons créé une approche uniformisée, adaptée aux enjeux des arrondissements et des services de la Ville, explique-t-il. Nous voulions outiller les responsables pour réaliser les évaluations patrimoniales, qui étaient jusque-là confiées à des consultants embauchés par les promoteurs. L’objectif était aussi de changer la perception voulant que la préservation du patrimoine soit une contrainte pour faire en sorte qu’on la voit plutôt comme un atout dans le développement harmonieux de la ville. »
Pour remplir ce mandat, Jean Laberge s’est notamment appuyé sur des connaissances acquises lors d’une formation sur le patrimoine bâti qu’il a suivie au Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels (ICCROM), à Rome, à l’hiver 2007. « Ç’a été un tournant dans ma carrière qui a confirmé mon intérêt pour le patrimoine bâti », révèle l’architecte, qui se fait une fierté de voir que l’approche proposée a été adoptée par la Ville et est toujours utilisée aujourd’hui.




L’influence des architectes fonctionnaires s’exerce aussi auprès des équipes de conception. « Même dans des projets majeurs où il faut collaborer avec des professionnels de divers domaines, on a notre mot à dire », soutient Édith Morin, qui doit parfois faire preuve de pragmatisme afin de concilier fonctionnalité et concept architectural. « On voudrait tous faire des projets avec une signature unique. Il faut toutefois s’assurer qu’ils répondent aux besoins de l’ensemble des utilisateurs. Un exemple : le choix du nombre de couleurs de peinture dans un hôpital. Si la palette est élaborée, imaginez le nombre de pots de peinture qu’il faut stocker pour l’entretien du bâtiment. Même si ça fait toujours mal au cœur, je dois parfois demander aux architectes de renoncer à un concept parce qu’il n’a aucune plus-value pour les patients et le personnel. » Il lui arrive aussi de se laisser convaincre de la pertinence d’un concept. « Je deviens alors une bonne alliée pour défendre le projet des architectes externes », soutient-elle.
Des projets stimulants
Œuvrer au bien commun se trouve en tête de liste des motivations des architectes interviewés. Au début de sa pratique, Catherine Breton a travaillé chez Faucher Gauthier architectes, à Drummondville, où elle a participé à plusieurs projets de construction d’écoles. Après son retour au Saguenay, sa région natale, pour des raisons familiales, une offre d’emploi est arrivée à point nommé. « Le Centre de services scolaire (CSS) des Rives-du-Saguenay cherchait un chargé de projet pour la construction de l’école de l’Étincelle, un projet du Lab-École, raconte celle qui est aujourd’hui directrice adjointe au Service des ressources matérielles du CSS. J’ai toujours aimé travailler dans le domaine scolaire. En tant qu’architecte, on peut avoir un réel impact pour offrir des milieux favorisant l’apprentissage des élèves. »
Elle apprécie la chance qu’elle a de collaborer à des projets stimulants. « Au CSS, on a développé des écoles au concept éducationnel novateur, comme les écoles nature, où les apprentissages se font beaucoup en extérieur, donne-t-elle en exemple. On a aussi des écoles ayant un volet agroalimentaire, dont l’école primaire De La Pulperie, où on a aménagé un lab culinaire. Les élèves y apprennent à cuisiner les fruits et légumes qu’ils ont fait pousser à la ferme. »

Agence spatiale, Appareil Architecture, BGLA Architecture. Photo : Maxime Brouillet
Quant à Édith Morin, elle est particulièrement fière de la construction d’une unité pour les enfants ayant des problèmes de comportement graves au centre de protection et de réadaptation Charles-Édouard Bourgeois, à Trois-Rivières. La clientèle visée, composée de jeunes ayant un trouble sévère du spectre de l’autisme ou recevant des services de la protection de la jeunesse, devait pouvoir bénéficier d’un milieu d’accueil pour quelques mois avant de retourner à la maison avec de nouveaux acquis. « La qualité de l’architecture a énormément d’importance pour cette clientèle qui a besoin d’un lieu à la fois apaisant et sécuritaire. »
C’est son équipe qui a élaboré le programme architectural. « C’était le premier projet du genre pour le ministère de la Santé et des Services sociaux. On a fait des schémas qui ont servi aux architectes et ingénieurs qui ont dessiné le projet. Le modèle pourra être utilisé par d’autres établissements du genre dans le réseau. »

RÉGIS (anciennement Régis Côté et associés)
Photos : Stéphane Bourgeois et Marie-Ève Caron

Pour sa part, Philippe Poulin, architecte et directeur de la gestion de projets – Section Est, à la Société québécoise des infrastructures (SQI), est heureux d’avoir participé à l’aménagement de la place des Canotiers, dans le Vieux-Port de Québec, un projet qui a remporté de nombreux prix. « C’est un projet porteur qui profite à toute la communauté et qui offre une fenêtre sur le fleuve, sur un site historique d’une grande valeur paysagère. Il s’inscrit dans une longue lignée de projets de revitalisation d’espaces publics à Québec », dit-il.
Voilà 17 ans que cet architecte a choisi la fonction publique. Après une douzaine d’années de pratique dans des firmes de Montréal et de Québec, il a voulu réorienter sa carrière dans la gestion de projets. Il a d’abord travaillé sept ans au ministère de la Culture et des Communications, puis est entré au service de la SQI, où il supervise une douzaine de personnes, dont des architectes et des ingénieurs. Ce qu’il apprécie particulièrement : travailler à une grande variété de projets sur les plans de l’envergure, de la portée et de la complexité (musées, palais de justice, centres de détention, places publiques, etc.). « Je suis responsable de la réalisation des projets à toutes les étapes. Des projets d’infrastructures qui ont un réel impact et qui servent à la population », affirme-t-il.

Photo : Stéphane Groleau
Quant à Marie-Louise Gidaro, architecte et cheffe des services d’architecture pour Affaires mondiales Canada, elle est surtout fière d’aider à faire avancer les principes de développement durable en architecture dans le cadre de la stratégie fédérale pour des bâtiments verts. « Nos interventions ont contribué à mettre en pratique ces principes dans la conception de nos bâtiments à l’étranger. On façonne ainsi l’image de l’architecture canadienne à l’international. Le travail est loin d’être terminé, mais il y a eu de belles avancées. »
En effet, Affaires mondiales Canada a reçu de nombreuses récompenses, dont un prix du Conseil du bâtiment durable du Canada en 2022 pour son leadership dans le verdissement de son portefeuille mondial de bâtiments. Le prix soulignait plus particulièrement l’obtention d’une première certification Bâtiment à carbone zéro internationale pour la Mission permanente du Canada à Genève, en Suisse. « On a ainsi démontré aux autres ministères fédéraux que la mise en œuvre de la norme du Bâtiment à carbone zéro dans un bâtiment existant est très possible », soutient Marie-Louise Gidaro.




Moins de conception, plus de gestion
Comme fonctionnaires, les architectes tendent à faire plus de coordination et de gestion que de conception. Ne plus dessiner leur manque-t-il ? « En intégrant le secteur public, on comprend qu’on doit laisser aller certaines tâches, explique Marie-Louise Gidaro. Mon expertise est surtout sollicitée pour préparer les mandats de conception destinés aux architectes externes. Il peut aussi arriver qu’on développe certaines idées de concepts à l’interne, soit dans un contexte d’études de faisabilité, soit pour avancer un projet le temps que la firme préqualifiée obtienne la confirmation du contrat. Cela permet d’enrichir la réflexion des architectes et, surtout, de ne pas perdre ces quelques semaines de délai. »
« Il y a des deuils à faire, concède Catherine Breton. Cela dit, on fait quand même partie de l’équipe de conception avec les architectes au privé et les autres partenaires associés au projet. On peut laisser notre empreinte sur l’aspect architectural puisque c’est nous qui déterminons les besoins au nom des usagers. À l’occasion, il m’arrive de devoir développer des concepts, mais à plus petite échelle, pour des éléments spécifiques du projet. »
Il y a moyen d’exercer sa créativité dans les projets publics, soutient Chloé Paraskeva Hudelot, architecte et directrice de la gestion de projets – Section Ouest à la SQI. Elle cite l’exemple de l’agrandissement de l’Hôpital Santa Cabrini, à Montréal, pour loger un nouveau bloc opératoire et une unité de traitement des dispositifs médicaux. « Grâce à une optimisation des coûts, on a réussi à équilibrer le budget, ce qui a permis aux architectes responsables de collaborer avec un artiste pour réinterpréter l’enveloppe du bâtiment, pour qu’il s’intègre dans l’environnement urbain et le cadre bâti. En jouant avec les paramètres du projet, il y a moyen d’être créatif et de faire des choses artistiques et innovantes. »

Jodoin Lamarre Pratte architectes et Archi– (anciennement CGA architectes)
Modélisation : Provencher_Roy
Les tâches de conception manquent un peu à Sonia Couture, cheffe expertise soutien technique, bâtiments et aménagements civils, à Hydro-Québec. « L’aspect créatif, je le vis toutefois autrement, dit-elle. Il est toujours possible d’amener de nouvelles idées pour améliorer la qualité des bâtiments dont je suis responsable. C’est quand même intéressant de travailler avec un parc immobilier de 2400 bâtiments aux multiples usages. Chez Hydro-Québec, on a des centres administratifs, des bâtiments industriels ainsi que des centres communautaires et même des hôtels desservant les employés et les populations locales. On a aussi beaucoup de bâtiments atypiques comme des postes ou des centrales électriques. Il faut développer des qualifications techniques variées et de niveau très élevé. »
Un contexte de travail plus rigide
Dans la fonction publique, l’environnement bureaucratique est certainement plus lourd que dans le privé. Comment apprivoiser la machine ? « On doit être prêt à naviguer dans un environnement plus rigide, reconnaît Édith Morin. Considérant que nous gérons des fonds publics, il y a plus de règles contractuelles, des redditions de compte, des obligations supplémentaires. Je sais que pour certains collègues, c’est un irritant constant. Il ne faut pas se battre contre ces règles, mais bien les connaître, être capable de les expliquer à nos partenaires externes et savoir les appliquer au bon moment. »
Apprivoiser cet aspect du travail requiert un certain temps. On peut compter quelques mois, selon Chloé Paraskeva Hudelot. « À la SQI, un processus d’intégration prévoit des formations pour que les nouveaux employés s’approprient ce cadre réglementaire », précise-t-elle.
Faire carrière dans la fonction publique comporte aussi des avantages. « On a accès à une grande variété de formations sur toutes sortes de sujets, comme la négociation de contrats, la gestion de projets ou l’éthique. Le potentiel de développement professionnel est exponentiel. Je n’ai pas arrêté d’apprendre depuis que je travaille au gouvernement », affirme Chloé Paraskeva Hudelot.
Le changement de gouvernement ou de ministre influe-t-il sur le travail ? « Comme dans n’importe quelle entreprise, quand un nouveau dirigeant entre en poste, lance Sonia Couture. On peut être appelés à laisser tomber des projets pour se concentrer sur d’autres. » Selon Jean Laberge, l’arrivée d’un nouveau gouvernement touche surtout les membres du personnel qui s’occupent de l’élaboration des politiques, qui peuvent changer selon les orientations des personnes nouvellement élues. « Pour ceux qui travaillent à l’administration des programmes, il y a une plus grande continuité », soutient-il.
Catherine Breton émet un souhait. « Durant la formation en architecture, on nous parle très peu de la pratique dans la fonction publique. Il faudrait la mettre davantage de l’avant pour ouvrir les horizons et faire voir les possibilités de carrière que peut offrir ce secteur. » l
De l’expérience et des aptitudes
Sens de l’organisation bien développé, capacité à gérer des projets d’envergure, aptitudes en communication, aisance à collaborer avec des équipes interdisciplinaires autant à l’interne qu’à l’externe, capacité d’adaptation vis-à-vis du changement. Outre les compétences techniques, ce sont là les habiletés essentielles pour une carrière réussie dans la fonction publique, selon les architectes qui ont répondu à nos questions.
« Il faut aussi du leadership, ajoute Catherine Breton. On est le chef d’orchestre des projets, la personne qui fait en sorte que toutes les parties prenantes travaillent dans le même sens. Un bagage d’expériences acquises au privé sera fort utile pour forger son leadership. »