En réponse au problème grandissant d’accès à la propriété dans les centres urbains, de nouveaux concepts d’habitation prennent forme dans plusieurs villes européennes, dont Berlin. Ces bâtiments se distinguent par leurs qualités architecturales, un certain esprit communautaire et, surtout, le mode de gestion selon lequel ils sont construits : la conception délibérative.
Ayant reçu la bourse du Collège des présidents 2017-2018, et ayant été invité à faire un stage au Studio Olafur Eliasson, à Berlin, je me suis installé pendant une année dans la capitale allemande afin d’explorer ces nouveaux modèles d’habitation.
Une solution de rechange au mode de construction dominant
Selon un mode de construction largement répandu, notamment au Québec, les promoteurs d’habitations spéculent sur les besoins des futurs acheteurs au moment de concevoir le bâtiment, bien avant de mettre les logements en vente. Les acheteurs se voient ensuite offrir la possibilité de personnaliser certains éléments seulement, comme les finitions, une fois le projet presque achevé. Cette démarche est dite « spéculative ».
La chercheuse Andrea Sharam, de la Swinburne University of Technology et du Royal Melbourne Institute of Technology, en Australie, oppose à cette démarche spéculative la conception « délibérative ». Dans ce mode de gestion, des résidents se regroupent pour mettre sur pied, financer et concevoir leur propre projet d’habitation. L’ensemble du processus est parrainé par des architectes, qui les accompagnent, de la création du groupe jusqu’au chantier.
Si cette distinction a été théorisée par une chercheuse australienne, c’est cependant en Allemagne que la conception délibérative est la plus répandue. Popularisés à Berlin dans la dernière décennie, notamment en raison de conditions économiques favorables et du nombre de friches offertes dans la ville, ces projets, nommés baugruppen, piquent la curiosité des marchés immobiliers mondiaux.
Les baugruppen
Le mot allemand « baugruppe » signifie « groupe de construction ». Loin d’être marginales, les réalisations de ce type ont vu le jour par centaines dans Berlin au cours des 15 dernières années.
Le baugruppe constitue une solution ingénieuse à la banalité des tours de condos, à l’isolement de la maison individuelle et au manque d’intimité du logement partagé. Mais c’est avant tout son côté économique qui rend ce modèle si attrayant. Un baugruppe permet la construction d’appartements de qualité pour environ 75 % du prix courant, indique l’architecte allemande Kristien Ring dans son livre Selfmade City (2013). Cette donnée s’approche des calculs d’Andrea Sharam : la chercheuse australienne a publié en 2015 une étude qui concluait que les acheteurs d’appartements conçus en mode délibératif profitent d’économies allant jusqu’à 30 % par rapport au coût de construction d’un bâtiment conçu en mode spéculatif.
Chaque baugruppe diffère par sa composition sociale, son financement, les souhaits et besoins de ses membres et le site choisi. Certains baugruppen comptent à peine une dizaine de personnes, alors que d’autres en regroupent une centaine. Le baugruppe offre aux futurs résidents l’occasion de réfléchir au mode de vie auquel ils aspirent et de définir la communauté dont ils veulent faire partie, puis de concevoir avec l’architecte un bâtiment qui traduira ces orientations.
Un modèle qui fait des petits
Des modèles d’habitation inspirés par les baugruppen allemands ont récemment fait leur apparition à Melbourne, à Londres, à Barcelone ainsi qu’à Amsterdam. Je suis entré en contact avec plusieurs architectes précurseurs qui ont flairé le potentiel de ces modèles pour la pratique architecturale. En parallèle de leurs agences respectives, nombre d’entre eux ont mis sur pied une entreprise sœur consacrée à la gestion et à la conception de projets menés en mode délibératif. À Berlin, Zanderroth Architekten a créé SmartHoming ; à Amsterdam, Marc Koehler Architects a mis sur pied Superlofts ; à Melbourne, Breathe Architecture a fondé Nightingale Housing.
J’ai analysé plus d’une vingtaine de ces projets, érigés notamment à Berlin. Par exemple, les membres du baugruppe berlinois R50, dont l’immeuble a été conçu par ifau, Jesko Fezer, Heide & Von Beckerath, ont convenu de laisser la majeure partie des appartements à l’état brut. Le béton est exposé, et les espaces sont ouverts et adaptables : après la prise de possession, chaque membre peut aménager l’appartement selon ses goûts, son budget et son échéancier.
Les résidents de la coopérative d’habitation The Commons, réalisée par Breathe Architecture, à Melbourne, ont quant à eux résolu de ne pas intégrer de stationnement au bâtiment, puisque le site choisi était adjacent à une gare. Les architectes ont donc attribué aux appartements l’espace normalement dévolu au stationnement. Cette décision a permis au groupe de réduire le coût de construction de 750 000 $.
Au bord de la rivière Spree, à Berlin, l’immeuble du baugruppe Spreefeld, conçu par Carpaneto Architekten, Fatkoehl Architekten et BARarchitekten, loue ses locaux du rez-de-chaussée à de petites entreprises et offre son hangar à bateau pour la tenue d’évènements. Cette stratégie contribue à l’effervescence de la vie de quartier tout en générant des revenus qui permettent de réduire les frais de copropriété.
Un contexte de pratique architecturale enviable
J’ai aussi constaté que la conception délibérative valorise le rôle de l’architecte. Les projets de ce type reposent en effet sur une collaboration étroite entre les futurs résidents et l’architecte, qui conçoit l’ensemble du bâtiment en fonction de leurs besoins immédiats.
En construction spéculative, les promoteurs, qui spéculent sur les besoins des acheteurs, ont peu intérêt à concevoir des habitations personnalisées et novatrices, ce qui représenterait pour eux un risque financier trop grand. Le modèle délibératif, quant à lui, favorise la personnalisation et ouvre la porte à l’innovation. Les architectes gagnent donc à s’y intéresser.
Les défis à surmonter
Malgré leurs avantages, les projets en mode délibératif sont peu connus à l’échelle mondiale, et leur propagation se heurte à plusieurs obstacles : difficulté à mettre la main sur un site et à obtenir du financement, lenteur d’exécution et gestion complexe. Néanmoins, toutes ces embûches sont surmontables avec le soutien de l’État ou des villes.
À cet égard, l’Allemagne fait bonne figure : plusieurs administrations municipales ont mis en place un service qui a pour mission de stimuler la promotion de projets immobiliers de ce type. Les villes réservent à cet effet des terrains, qui sont attribués non pas en fonction du montant offert, mais plutôt en fonction de la qualité du concept résidentiel. Elles fournissent également aux groupes des services de soutien pendant les phases d’orientation et de planification, ainsi que pour l’achat du terrain, la construction et même l’entretien des bâtiments. Enfin, elles offrent des avantages fiscaux aux membres des baugruppen.
Pourquoi pas au Québec ?
Mes travaux me portent à croire que les villes québécoises gagneraient à stimuler ce genre de projets, encore rares au Québec. De telles démarches pourraient aider nos municipalités à soutenir la construction de logements abordables et de qualité.
Les architectes sont les professionnels tout désignés pour devenir des facilitateurs contribuant activement au développement de constructions résidentielles novatrices. À ce titre, nous pourrions lancer des processus de conception délibérative au Québec, misant ainsi sur ce qui fonde nos activités tout en élargissant notre rôle professionnel. C’est cette idée que j’explorerai dans la suite de mon projet de recherche.
Les villes sont riches de possibilités ; il me paraît logique qu’elles fournissent à leurs citoyens davantage d’outils pour façonner leur milieu de vie à leur image.
À lire sur le même sujet : « Autopromotion : Proprio direct », Esquisses, été 2015.