À l’été 2023, je me suis rendu à Barcelone, dans le quartier Can Batlló, grâce au soutien de la bourse universitaire de l’OAQ. Mon but était de rencontrer Carles Baiges Camprubì, l’un des membres fondateurs de la coopérative d’architectes Lacol. Par son entremise, je souhaitais m’immerger dans un milieu radical sur le plan de l’innovation sociale et visiter La Borda, une coopérative d’habitation emblématique que Lacol a conçue.
J’avais d’abord fait la connaissance de Carles Baiges Camprubì lors de son passage comme professeur invité à l’École de design de l’UQAM en mai 20231. Il avait alors expliqué que Lacol s’est formée à la suite de la crise économique de 2008, et que le fonctionnement coopératif influence considérablement son modèle entrepreneurial ainsi que son approche architecturale. Ses membres doivent constamment jongler avec leur métier d’architecte, leurs engagements sociaux et leur rôle d’accompagnement auprès de la communauté, qui équivaut à celui des groupes de ressources techniques (GRT) québécois2.
Leur pratique a grandement enrichi mes réflexions quant au développement de mon projet de maîtrise en architecture à McGill, qui portait sur les environnements de soins pour personnes aînées au Québec. Cette visite m’a confirmé que le désir de vivre dans un lieu de qualité, entouré d’une communauté bienveillante, doit être une aspiration légitime pour tout individu.
Le quartier Can Batlló
À mon arrivée à Can Batlló, le paysage s’ouvre sur un énorme terrain en construction avec, à l’arrière-plan, le profil de plusieurs bâtiments contemporains. Je me retrouve bientôt entouré de vastes bâtiments de brique autrefois occupés par l’industrie textile, témoignant du passé industriel du quartier. Il n’y a pas de doute : ces lieux subissent un changement radical.
C’est à cet endroit que j’ai rendez-vous avec Carles Baiges Camprubì, qui sera mon guide. Nous sommes accompagnés de quelque 25 étudiants et étudiantes. Ces bâtiments, dit-il, sont maintenant occupés par des coopératives qui bénéficient d’un historique d’innovation sociale particulier.
Il faut savoir qu’en 1976 la Ville de Barcelone prévoyait aménager à cet endroit des infrastructures et des espaces verts. Or, ces projets sont restés lettre morte. Puis, en 2011, en réponse à la pression citoyenne devant son inaction, la Municipalité autorise un groupe autogéré sans but lucratif à prendre le contrôle de l’aménagement des lieux par l’entremise d’un nouveau cadre réglementaire. De plus, elle acquiert les anciens bâtiments industriels afin de permettre leur occupation par des entreprises sociales3.
Ici, on ne parle pas d’espace public, mais plutôt de « communs », c’est-à-dire de lieux définis et organisés par et pour les groupes citoyens et non par la Ville.
L’aire de jeux de Can Batlló
L’aire de jeux de Can Batlló (Àrea de joc infantil de Can Batlló) est un bel exemple de cette approche. Au moment de la visite, je découvre ce lieu conçu pour les familles, aménagé au cœur d’une zone en cours de transformation. Une foule d’enfants s’y amusent sous l’œil attentionné de leurs parents. L’aménagement présente une topographie ludique, un sol caoutchouté de couleur, des lignes peintes au sol, des toiles en tension servant de brise-soleil et un toboggan en forme de tube. Il y a à proximité une ancienne structure de béton en démolition, plusieurs engins de chantier et un grand terrain vague, ce qui donne l’impression que le parc est un aménagement temporaire. Il s’avère plutôt que cet espace est la première phase d’un projet de réaménagement urbain planifié par la firme d’architectes paysagistes Batlleiroig selon les besoins citoyens et les réalités économiques du quartier4. L’idée proposée est de rendre l’espace urbain accessible, de fournir des infrastructures nécessaires à la population en plus de mettre en place une stratégie de reverdissement5.
Coòpolis BCN

Photo : Alvaro Valdecantos
Nous poursuivons notre chemin vers Coòpolis BCN, une ancienne usine convertie en espace de travail partagé et multiusage voué à la promotion de l’économie sociale et coopérative6. Les membres de la communauté y viennent pour s’informer, se regrouper, apprendre, former de nouvelles entreprises et travailler. Bref, il s’agit d’un véritable incubateur de coopératives. C’est Lacol qui a adapté et aménagé ce bâtiment de 900 m2. Les architectes ont tiré profit du potentiel des espaces existants tout en y intégrant les bases d’une architecture de qualité – esthétique, lumière et ventilation naturelles, proportions équilibrées – et en y répondant aux besoins fonctionnels.
La Borda

Photo : Guillaume Croteau
Nous arrivons enfin à La Borda. II s’agit d’un bâtiment en bois construit en 2018 – l’un des plus grands d’Espagne en l’occurrence – dont la superficie habitable s’étend sur 3071 m2, répartis sur sept étages. Il abrite 28 unités d’habitation et plusieurs espaces communs articulés autour d’une cour centrale7.
Sa spécificité tient surtout à son innovation sur les plans social et écologique. Avec pour but de redéfinir le logement collectif, l’équipe d’architectes et les membres de la coopérative ont travaillé de concert depuis les premiers ateliers d’idéation jusqu’aux séances détaillant les éléments précis. Si bien qu’en 2022, La Borda s’est vu attribuer le prix Mies Van Der Rohe pour « la création d’un modèle transgressif basé sur la copropriété et la cogestion8 ». Par ailleurs, des stratégies ont été mises en place afin de réduire la consommation d’énergie, d’eau et de matériaux ainsi que les déchets.
L’entrée

Pour entrer, nous franchissons une enceinte en métal pleine hauteur semi-opaque soigneusement travaillé. Nous nous retrouvons au niveau inférieur de l’atrium, où pousse un arbre. Les matériaux y sont bruts, sans traitement particulier : un sol en pavés de béton, des murs en blocs de béton et du mobilier en bois. Les résidents et résidentes y laissent leurs vélos, entassés sur des supports. Cet espace donne accès aux paliers de l’atrium qui mènent aux logements ainsi qu’à la cuisine commune. Somme toute, l’espace dégagé sur le plan horizontal et l’ascension verticale de l’atrium créent une atmosphère invitante.
La cuisine

Malgré la présence de notre groupe dans la cuisine commune, la pièce est à peine remplie. On peut s’imaginer comment les 60 habitants et habitantes de La Borda peuvent utiliser cet espace doté d’équipements industriels. Nous apercevons notamment un immense plat pour cuisiner la paëlla, l’emblème de la coopérative. Les membres en cuisinent fréquemment pour souligner les grandes occasions. Le plancher en bois fait de planches irrégulières attire l’attention. Carles Baiges Camprubì nous raconte que ce sont les membres de la coopérative qui l’ont installé en utilisant les retailles du bois lamellé-collé qui a servi à construire la structure du bâtiment.
L’atrium

Photo : Lacol
Finalement, nous aboutissons dans l’atrium. C’est sur l’un de ces grands paliers rectangulaires que se regroupent les membres de la coopérative, par exemple lors des assemblées générales. On y trouve des chaises éparpillées, des jeux pour enfants, des casiers pour des produits d’entretien ménager et deux ensembles laveuses/sécheuses. De grands panneaux coulissants en acrylique permettent de ventiler l’espace. Des plantes suspendues et un désordre contrôlé apportent une ambiance chaleureuse et familiale. C’est dans cet espace multifonction que notre visite se termine afin de respecter l’intimité des résidentes et résidents. Néanmoins, la manière dont ces gens se sont approprié l’espace permet de s’imaginer qu’il fait
bon y vivre.
Rien n’est parfait, tout s’améliore
Je retiens de cette visite le pouvoir d’action que peuvent avoir les citoyens et citoyennes engagés, architectes ou non, quand vient le temps de réaliser un projet qui leur tient à cœur. Des projets comme La Borda et Coòpolis BCN montrent qu’il en résulte des environnements aux qualités architecturales et urbaines uniques. J’ai également découvert une pratique de l’architecture complètement différente, qui rend possible la participation des citoyens et citoyennes dès le départ, entre autres lors du processus de conception. Même si tout n’est pas parfait dès le premier jour, les décisions sont prises de manière à mettre de l’avant les priorités du groupe et restent encadrées par des professionnels et professionnelles engagés.
1
Design international (2023). Université du Québec
à Montréal, École de design.
https://design.uqam.ca/ecole/volet-international
2
Les GRT sont des entreprises d’économie sociale spécialisées dans l’habitation communautaire.
Ils guident les organismes et les groupes citoyens dans toutes les démarches entourant leurs projets d’habitation. Qu’est-ce que les GRT ? (s. d.). Association des groupes de ressources techniques
du Québec. https://agrtq.qc.ca/lagrtq/les-grt/.
3
Mosquera Suárez, J. (2024). The Social Value
of Can Batllò, Urban Regeneration Through New administrative Tools in Barcelona. Sens Public. https://sens-public.org/static/git-articles/SP1651/SP1651.pdf.
4
Batlleiroig Arquitectura (s.d.). Provisional adaptation of the free spaces of the Can Battlò industrial site in Barcelona. Batlleiroig.com. https://www.batlleiroig.com/en/projects/can-batllo/.
5
Lacol (2019). Coòpolis BCN. Fase 0. Lacol.coop.
https://www.lacol.coop/projectes/coopolis-bcn-fase-0/.
6
Acompanyament A la constitució de cooperatives (s.d.). bcn.coop. https://www.bcn.coop/suport/.
7
Ott, C. (s.d.). La Borda / Lacol. Archdaily.com.
https://www.archdaily.com/922184/la-borda-lacol.
8
La Borda – Cooperative Housing (2022). EUmiesaward. https://miesarch.com/work/4554.