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Nouveau CHUM, Montréal
CannonDesign + NEUF architect(e)s
Photo: Adrien Williams

La réglementation en matière d’accessibilité universelle doit évoluer au plus vite, disent les défenseurs des personnes handicapées. Son champ d’application discontinu et sa désuétude créent selon eux des situations discriminatoires qui contreviennent à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.

Note de la rédaction : de nouvelles exigences sur l’accessibilité des logements ont été promulguées depuis la publication de cet article. Elles entreront en application dès le 1er septembre 2020.

Il fait beau soleil, ce qui tombe à pic pour un 5 à 7 au resto-bar Renard, situé rue Sainte-Catherine Est, à Montréal. Nous sommes le 3 juillet 2017, et la terrasse en bois, fraîchement construite pour la belle saison, est remplie de clients en fauteuil roulant. D’autres, qui se déplacent à l’aide de prothèses ou d’une marchette, commandent un verre au passage. Debout, accotés aux balustrades, des habitués du quartier placotent avec des élus et des militants pour les droits des personnes handicapées venus soutenir l’établissement dans sa bataille contre la Ville.

C’est que le bar Renard, ouvert à l’hiver 2017, s’est doté d’une terrasse surélevée afin que les personnes à mobilité réduite puissent franchir son seuil. Mais l’arrondissement de Ville-Marie lui met des bâtons dans les roues : il veut forcer l’établissement à la démanteler afin qu’elle soit abaissée à deux pouces (5 cm) du trottoir, comme le dicte le règlement municipal. Or, les personnes en fauteuil roulant n’auraient alors plus accès au bar ou aux toilettes… Incohérence, quand tu nous tiens !

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Cette situation est à l’image de l’étape où en est le Québec sur le plan de l’accessibilité universelle : élus, commerçants et citoyens peinent à se retrouver dans les multiples lois et règlements en vigueur. Des voix s’élèvent pour qualifier le Code de construction du Québec d’« incomplet », de « désuet », voire de « ridicule » à ce chapitre. Et beaucoup de personnes vivant avec un handicap se sentent lésées dans leur droit d’obtenir les mêmes services que l’ensemble des citoyens.

Dans la province, selon une étude (2011) de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ), un adulte sur trois (33,3 %) vit avec une incapacité, ce qui représente 2,2 millions de personnes. De ce nombre, environ le tiers (710 700 personnes) vivent avec incapacité modérée ou grave et répondent ainsi à la définition officielle de « personne handicapée », soit « toute personne ayant une déficience entraînant une incapacité significative et persistante et qui est sujette à rencontrer des obstacles dans l’accomplissement d’activités courantes ».

L’incapacité liée à l’agilité (avoir de la difficulté à se pencher ou à se servir de ses doigts ou de ses membres) et celle liée à la mobilité (avoir de la difficulté à marcher, à monter ou à descendre un escalier ou à se tenir debout pendant plus de 20 minutes) sont les plus répandues. Suivent, en proportion décroissante, les incapacités liées à l’audition, à la mémoire, à l’apprentissage, à la vision, aux troubles psychologiques, à la parole, à la déficience intellectuelle ou aux troubles du spectre de l’autisme.

L’accessibilité universelle a pour but d’aménager des bâtiments et des environnements sans obstacles dans lesquels toute la population – qu’il s’agisse des personnes handicapées, des parents promenant leurs enfants dans une poussette ou des personnes vieillissantes – peut se déplacer en liberté et en sécurité. Autrement dit, l’idée est de faire entrer tout le monde par la même porte plutôt que de contraindre certaines personnes à utiliser des rampes d’accès ou des installations spéciales. L’accessibilité universelle vise ainsi à réduire la ségrégation des personnes handicapées et à cesser de « médicaliser l’espace », illustre François Racine, architecte, urbaniste et professeur au Département d’études urbaines et touristiques de l’ESG UQAM.

La marche est haute

Terrasse du Bar Renard, Montréal
Conception: Marc-Antoine Coulombe et Isabelle Corriveau, propriétaires
Photo: Two Food Photographers

Depuis 10 ans, le gouvernement du Québec met la main à la pâte pour favoriser l’accessibilité universelle dans la province. En 2009, dans le but d’accroître la participation sociale des personnes handicapées, il adoptait la politique À part entière : pour un véritable exercice du droit à l’égalité. Mais il reste du chemin à faire, a constaté l’OPHQ à l’été 2017, au terme d’une première évaluation de l’efficacité de cette politique. Dans son rapport, l’organisme recommande notamment d’appliquer les exigences d’accessibilité à tous les bâtiments, nouveaux ou existants, où sont offerts des services à la population.

L’accessibilité universelle aux bâtiments reste donc problématique, bien que la section 3.8 du Code de construction du Québec vise à « fournir un parcours sans obstacles aux personnes se déplaçant en fauteuil roulant manuel et aux personnes ayant une incapacité auditive », précise d’entrée de jeu la Régie du bâtiment du Québec (RBQ) dans son Guide d’utilisation des normes de conception sans obstacles paru en 2010.

« On trouve ailleurs dans le Code des dispositions relatives aux personnes ayant une incapacité visuelle (marquage des marches, prolongement des mains courantes, objets en saillie), au transport vertical, à la plomberie ainsi que des exigences concernant la sécurité, poursuit la Régie. À noter que l’utilisation de fauteuils roulants motorisés peut avoir des exigences qui vont au-delà des prescriptions minimales prévues dans le Code. »

Le cas des fauteuils roulants motorisés illustre bien les « trous » de la réglementation actuelle : leur popularité croissante se heurte à des normes de conception sans obstacles faites pour les fauteuils roulants manuels, qui nécessitent moins d’espace.

Les normes en vigueur ne répondent pas aux besoins des personnes handicapées, clament en chœur les nombreux observateurs interviewés par Esquisses. « Malheureusement, les professionnels pensent que ces normes reflètent les meilleures pratiques alors qu’elles constituent le minimum acceptable », affirme Isabelle Cardinal, architecte et directrice des services de consultation chez Société Logique, un organisme dont la mission est de promouvoir et d’accompagner la création d’environnements universellement accessibles. Avec ce Code de construction comme locomotive, le Québec progresse, reconnaît-elle, mais à « vitesse variable ».

« On sent que la culture de l’accessibilité s’installe petit à petit », atteste pour sa part Pauline Couture, directrice générale du Groupement des associations de personnes handicapées de la Rive-Sud de Montréal. Elle rappelle que, depuis 2005, les municipalités de plus de 15 000 habitants, de même que les ministères et organismes publics qui emploient au moins 50 personnes doivent chaque année produire un plan d’action qui cerne les obstacles à l’intégration des personnes handicapées et indique les mesures prévues pour les réduire.

« La politique À part entière et les plans d’action créent un certain poids moral qui fait bouger les choses dans les municipalités. On voit certains réaménagements dans les piscines, les centres communautaires et les édifices publics, par exemple », ajoute-t-elle.

« Le problème, c’est que je ne fais pas mon épicerie à l’hôtel de ville, ni mon lavage à la piscine publique ! » commente Linda Gauthier, présidente du Regroupement des activistes pour l’inclusion du Québec (RAPLIQ). Atteinte de sclérose en plaques et se déplaçant en fauteuil roulant motorisé, cette ex-danseuse professionnelle se bat depuis huit ans pour l’accessibilité universelle aux bâtiments offrant des biens et des services aux citoyens, qu’ils soient privés ou publics.

Discrimination au quotidien

Actuellement, les établissements ayant une superficie totale de 300 m2 ou moins, comme beaucoup de petits commerces de proximité, ne sont pas soumis aux exigences des normes de conception sans obstacles du Code de construction, dont la dernière version date de 2015, précise-t-elle. Tout immeuble d’habitation d’au plus deux étages ou regroupant au plus huit logements est aussi exempté. C’est donc le cas de nombreux immeubles de condos. « Alors pourquoi, moi, je ne peux pas habiter un condo ou aller au Dollarama ? C’est une forme de discrimination inacceptable envers les personnes handicapées », déplore Linda Gauthier.

Inacceptable parce qu’au Québec, « la Charte des droits et libertés de la personne dit que nul ne peut, de manière discriminatoire, empêcher l’accès à des lieux auxquels le public a normalement accès », explique Lucie Lamarche, professeure au Département des sciences juridiques de l’UQAM et coauteure du rapport État de l’accessibilité universelle au Québec, publié en 2015 par le RAPLIQ. 

« Le Code de construction est une loi ordinaire qui devrait être soumise à la supraloi qu’est la Charte, mais ce n’est pas le cas. Présentement, c’est aux personnes ayant fait l’objet de discrimination de porter plainte devant la Commission des droits de la personne pour faire valoir leurs droits; le fardeau de la preuve est sur elles alors que ce ne sont pas elles qui sont en faute. »

S’ajoute à la complexité de ces démarches l’éparpillement de la législation relative à l’accessibilité universelle au Québec, qui relève de plusieurs ministères et organismes : Office des personnes handicapées du Québec, Régie du bâtiment, ministère de la Justice, ministère du Travail, ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire, ministère de la Santé et des Services sociaux et ministère de la Culture et des Communications.

« Il n’y a pas de chef d’orchestre ni de loi-cadre sur l’accessibilité qui la rendrait obligatoire selon des échéanciers précis, comme c’est le cas en Ontario et aux États-Unis. Alors, quand on se compare, on ne se console pas toujours », dit la juriste.

L’autre grande lacune du Code de construction, c’est sa non-rétroactivité. En effet, les bâtiments construits avant 1976 ne sont pas assujettis aux normes actuelles de conception sans obstacles, sauf en cas de rénovation majeure. Ces bâtiments sont donc nombreux à ne pas s’y conformer. Par exemple, dans certains hôpitaux, « les toilettes sont minuscules et les personnes en fauteuil roulant doivent souvent se résigner à laisser la porte ouverte », indique Kathleen Bibeau, adjointe administrative pour l’organisme communautaire Regroupement Mauricie.

De plus, à Montréal, seulement 12 stations de métro sur 68 sont équipées d’un ascenseur. Le RAPLIQ mène d’ailleurs un recours collectif d’un milliard de dollars contre la Société de transport de Montréal, le Réseau de transport métropolitain (anciennement l’Agence métropolitaine de transport) et la Ville de Montréal au nom de personnes qui ont vu leur accès au transport en commun restreint en raison d’un handicap.

Même des bureaux de scrutin, « le b-a.ba de la démocratie, sont encore inaccessibles ! » s’indigne Lucie Lamarche. Sans parler des nombreux édifices patrimoniaux protégés, qui ajoutent une couche de complexité à l’accessibilité. En effet, en vertu des normes de protection et de conservation du patrimoine, « on ne peut pas enfoncer l’immeuble dans le sol pour remplacer de vieux escaliers par une entrée de plain-pied accessible en fauteuil roulant. Il faut être créatif dans les accommodements que l’on fait dans ces bâtiments », souligne Isabelle Cardinal.

Progrès à l’horizon

Étant donné les effets pervers de la réglementation actuelle, l’enjeu de l’accessibilité ne peut plus rester lettre morte. C’est pourquoi en 2015, l’OPHQ et la Régie du bâtiment ont mis sur pied un comité consultatif permanent sur l’accessibilité et la sécurité des bâtiments aux personnes handicapées. Ce comité réunit deux fois l’an des représentants de la Régie, des groupes de défense des personnes handicapées et de l’industrie de la construction, dont l’Ordre des architectes.

L’objectif est de « planifier à court et long terme les actions et engagements gouvernementaux pour améliorer l’accessibilité », explique Rym Raoui, architecte à la RBQ. Mesurer les effets des modifications proposées au Code de construction est donc à l’ordre du jour, mais l’opération se révèle délicate, en particulier dans le domaine de l’habitation. « Toute nouvelle exigence aura un impact sur le prix des logements, explique l’architecte, car les propriétaires refileront aux consommateurs le coût de la construction ou des accommodements qu’ils devront faire. Il faut donc soupeser les avantages socioéconomiques et les impacts financiers pour tous. »

N’empêche, « les travaux avancent », confirme Kathleen Bibeau, qui est aussi membre de ce comité. Elle-même une personne de petite taille, elle est « agréablement surprise » du projet de règlement sur l’accessibilité à l’intérieur des logements présentement à l’étude et qui pourrait être mis en vigueur de façon prioritaire avant la prochaine révision du Code du bâtiment prévue pour 2019-2020. Le comité se penche aussi sur les besoins liés à la mobilité motorisée.

On note également des avancées ici et là dans la province, chaque ville pouvant adopter des règlements municipaux plus sévères pour combler les lacunes du Code de construction. De plus, dans son Plan 2015-2019 des engagements gouvernementaux visant à soutenir la mise en œuvre de la politique À part entière : pour un véritable exercice du droit à l’égalité, le gouvernement du Québec s’engage à élaborer un règlement sur l’accessibilité des immeubles publics construits avant 1976, de même qu’à favoriser l’adaptation de logements et l’accessibilité des immeubles en milieu d’habitation à loyer modique. Il veut aussi étudier la possibilité de réglementer la conception sans obstacles des aménagements extérieurs. De son côté, le gouvernement fédéral, qui souhaite élaborer une loi sur l’accessibilité pour les personnes handicapées, a terminé sa consultation publique en février 2017.

Enfin, puisque, en 2030, un Québécois sur quatre aura 65 ans et plus contre un sur six aujourd’hui, et que les incapacités de toutes sortes augmentent avec l’âge, l’accessibilité universelle trouvera peut-être dans le vieillissement de la population le levier politique dont elle a besoin pour devenir une priorité sociale. 


Nouvelle certification

Au printemps 2017, l’organisme Kéroul, qui vise à rendre le tourisme et la culture accessibles à tous au Québec, a lancé la certification Destination pour tous, qui s’adresse aux municipalités. Toute ville qui y adhère est « une ville où les personnes ayant une incapacité, qu’elle soit motrice, auditive, visuelle, de compréhension, du langage ou de la parole, peuvent dormir, manger, visiter, magasiner et réaliser des activités dans un environnement sans obstacles », explique le PDG de Kéroul, André Leclerc. Victoriaville, qui a participé à la création de Destination pour tous, est la première ville à être certifiée au Québec. Plusieurs autres auraient manifesté leur intention de lui emboîter le pas, selon le PDG.