De l’utilisation judicieuse des ressources aux méthodes de travail avant-gardistes, l’innovation en architecture prend mille formes différentes. Exercice de définition.
Avec son squelette, ses tripes et ses artères tournés vers l’extérieur, le Centre Pompidou de Renzo Piano et Richard Rogers a mis le Tout-Paris sens dessus dessous lors de son inauguration, en 1977. Mais bien que le bâtiment fût révolutionnaire pour son époque, c’est une « technologie » datant de 1857 qui a inspiré ses concepteurs : la gerberette, une pièce en acier moulé qui établit une jonction entre un poteau et une poutre et qui agit comme pivot de transmission des charges.
Ainsi va l’innovation en architecture : ce concept fourre-tout relève davantage de la reformulation que de l’invention, selon Jacques White, directeur de l’École d’architecture de l’Université Laval. « En architecture, la notion d’innovation est toute relative : on ne peut pas dire où elle commence et où elle finit. C’est un terme passe-partout qui désigne une production qui sort de l’ordinaire. Mais qu’est-ce qui sort de l’ordinaire ? Ça dépend des gens, de l’époque et du milieu. » L’architecte cite d’ailleurs Alvaro Siza à cet effet : « Si tu penses avoir inventé quelque chose, c’est la preuve de ton ignorance ! »
N’empêche, en 2018, le concept d’innovation est utilisé à toutes les sauces : votre entreprise, votre voiture et même votre shampoing doivent être « innovants ». Mais qu’est-ce donc qu’un bâtiment innovant ? « Dans le domaine des arts, l’innovation, c’est la création, poursuit Jacques White. Dans le domaine scientifique, c’est la découverte. Nous, on est à cheval sur les deux… » Chose certaine, « il y a quelque chose d’inédit dans la notion d’innovation en architecture : du jamais vu, une certaine originalité ou une nouvelle façon de présenter ce qu’on connaît ».
Au-delà de la techno
Professeure au Département d’architecture de l’Université du Massachusetts à Amherst et auteure de Integrating Innovation in Architecture (Wiley, 2016), Ajla Aksamija est l’une des rares architectes à s’être penchée sur la question. Globalement, il existe trois catégories d’innovation en architecture, explique-t-elle lors d’un entretien : dans les processus de conception, dans l’utilisation de matériaux ou de systèmes constructifs ainsi que dans les processus de travail et les relations avec le client.
« Le concept de l’innovation en architecture est loin d’être nouveau », précise-t-elle. Mais depuis les 15 ou 20 dernières années, l’adoption d’outils de conception numérique telle la modélisation des données du bâtiment (MDB) a marqué un changement de paradigme, selon la spécialiste. « L’architecte créatif doit maintenant se demander comment utiliser les nouveaux outils et processus de conception et de construction afin d’élever la barre. En plus d’apporter de la nouveauté, l’innovation en architecture doit aussi créer une plus-value. »
Avant d’écrire son livre, Ajla Aksamija a interviewé des architectes de 70 firmes de toutes tailles et de toutes provenances afin de définir ce qui distingue les pratiques innovantes. Leur principal point commun ? L’investissement en recherche et développement (R et D). Même les plus petits bureaux s’y mettent, notamment en établissant des maillages avec des universités ou en fondant une entreprise sœur, à but non lucratif, consacrée à la recherche, dit-elle.
C’est tout bénef
Associé chez Coarchitecture, Normand Hudon est de ceux qui adhèrent à cette culture. Depuis cinq ans, la firme investit dans la Chaire industrielle de recherche sur la construction écoresponsable en bois de l’Université Laval. Avec les chercheurs et d’autres partenaires privés, Coarchitecture contribue à la mise au point de nouveaux produits visant à construire des bâtiments autonomes en énergie (voir « Formation continue : Remplir sa boîte à outils», Esquisses, printemps 2016). À la mi-avril, la firme de Québec a entrepris la construction de son propre laboratoire de recherche afin de mettre au point des produits de construction écologiques et de les commercialiser.
Au-delà de la R et D, l’innovation prend plusieurs formes chez Coarchitecture, explique Normand Hudon, dont la conception intégrée et la consultation citoyenne. « Pour apporter une innovation dans un projet, il faut gérer le changement, c’est-à-dire faire valoir l’idée que les bénéfices surpassent les risques. Nous assumons un leadership afin de bâtir le consensus [autour de l’innovation] au sein des parties prenantes du projet. »
Par exemple, dans un récent projet réalisé en conception intégrée appuyée par la MDB, son équipe a suggéré de réduire la taille des systèmes mécaniques afin de réinjecter une partie des sommes économisées dans la résistance thermique du bâtiment. « Ça nous a permis de générer des économies à la fois sur le plan des coûts et de l’énergie tout en augmentant le confort pour l’occupant », dit l’architecte.
Innover à petits pas
Bâtir le consensus, c’est aussi le rôle de Julia Lianis, architecte chez Rayside Labossière, où on a créé pour elle le poste de directrice de l’innovation il y a un peu plus d’un an. « Mon titre est lié à ma personnalité, car j’aime repenser les façons de faire, raconte-t-elle d’un ton enjoué. Ça prenait également quelqu’un qui tranche les différends au sein de l’équipe pour trouver le compromis. C’est aussi ça, l’innovation. »
Pas besoin de réinventer la roue pour innover : c’est possible à petite échelle et dans des contextes contraignants, selon elle. Par exemple, dans les projets que Rayside Labossière réalise dans le cadre très réglementé d’Accès-Logis – un programme de la Société d’habitation du Québec visant le développement de logements sociaux et communautaires –, les architectes tentent toujours d’intégrer un élément distinctif, dit Julia Lianis. Une plantation de végétaux à la verticale, par exemple. « On ne décrochera pas nécessairement un prix pour l’ensemble du projet, mais ce genre de détail améliore sa qualité architecturale. »
Preuve qu’on peut innover dans toutes sortes de contextes. « L’innovation, ce n’est pas forcément de faire des choses extraordinaires, ajoute Jacques White. Ça peut aussi être de faire des choses ordinaires d’une manière extraordinaire. C’est de pousser plus loin ce qui existe déjà afin de faire émerger et d’appliquer de nouvelles possibilités. »
Sur le plan fonctionnel, l’innovation en architecture commande le dépassement du programme initial et des stricts besoins du client, estime Roger-Bruno Richard, professeur à l’École d’architecture de l’Université de Montréal. Par exemple, planifier des scénarios ultérieurs en fonction de l’évolution des usages, comme dans l’approche open building, qui permet d’adapter le bâtiment aux changements sans démolition en recourant à des jointements mécaniques. « L’architecture ne peut pas être figée alors que les besoins des occupants changent avec le temps. Clairement, les architectes québécois peuvent innover à ce chapitre. »
Meilleur à plusieurs
Même si elle mène seule sa barque, l’architecte Lucie Langlois, d’Alias Architecture, mise pour sa part sur la multidisciplinarité en matière d’innovation. Travaillant essentiellement à l’avancement de l’architecture bioclimatique au Québec, elle vient de faire certifier la première résidence Passivhaus (Maison passive) de la province, la maison Ozalée, de Montréal.
Son meilleur allié, c’est l’entrepreneur, dit-elle. « Comme on n’a pratiquement aucune référence québécoise en ce qui a trait à la maison passive, je dois repérer des matériaux et des techniques peu utilisés ici pour concevoir des enveloppes à très haute efficacité énergétique, explique l’architecte. Je choisis évidemment des entrepreneurs allumés qui ont eux aussi envie d’innover. Moi, j’apporte la science, et eux, la faisabilité. On innove à tout petits pas, une fois qu’on a documenté et testé le comportement du matériau. »
Une chose est sûre : un bâtiment véritablement innovant est celui qui aura un impact sur l’avenir, estime Jacques White. « Mais la grande difficulté, c’est de le prédire ! L’innovation en architecture se mesure sur le long terme. » D’ici là, ce ne sont pas les occasions d’innovation qui manqueront…
Définition de l’IRAC
L’Institut royal d’architecture du Canada (IRAC) remet occasionnellement un prix d’innovation en architecture. La notion y est définie de manière très large : « Le prix d’innovation en architecture souligne une innovation architecturale exceptionnelle. Les domaines d’innovation possibles comprennent la recherche et le développement, l’application d’une nouvelle technologie et l’adaptation d’une technologie existante. L’innovation peut aussi être démontrée grâce à de nouvelles méthodes de réalisation de projet et de construction, des procédés de conception avancés et de nouvelles approches en matière de détails et de matériaux. »