Centre commercial de Vallco Cupertino
The Hills at Vallco, projet de transformation du centre commercial de Vallco,
Cupertino, Californie, Rafael Viñoly Architects
Illustration : Rafael Viñoly Architects

Au Québec comme ailleurs, la popularité des ventes en ligne modifie le paysage de l’immobilier commercial. Au nom de « l’expérience client », centres commerciaux et grandes chaînes réinventent leurs points de vente grâce à l’architecture et au design. Voici comment.

Au début de 2017, le site spécialisé Retail Insider prédisait une année au ralenti pour le commerce de détail au Canada. Erreur : une cinquantaine de chaînes étrangères ont lancé des magasins ou des concessions au pays l’an dernier et poursuivent leur expansion. Probablement un record, reconnaissait Retail Insider un an plus tard en formulant – plus prudemment ! – ses pronostics pour 2018. Ponctuée de hauts et de bas, l’année qui commence sera « dynamique » du côté des détaillants, indique le site.

Bien malin qui pourra en effet prédire l’avenir du commerce de détail, même à court terme. « Ça se réinvente à la vitesse grand V », observe Jacques Nantel, professeur émérite à HEC Montréal. Entre autres mouvances, il note la popularité croissante des achats en ligne, qui représentaient environ 8 % du commerce total l’an passé au Québec et dont la moitié étaient réalisés sur des sites américains, selon les données cumulées du CEFRIO et de Statistique Canada. Résultat : certains acteurs en viennent à revoir la superficie de leurs points de vente. Tenir partout toutes les tailles et toutes les couleurs d’un produit est devenu dysfonctionnel et coûteux au mètre carré, souligne-t-il.

« Ce qu’on pourrait voir dans le futur, c’est une plus grande complémentarité entre la présence en ligne et la présence physique des détaillants. Ils se serviront de leurs magasins comme d’un point de contact avec le consommateur pour lui proposer une expérience, un endroit où il peut avoir du plaisir et obtenir un service personnalisé. »

Marchands d’atmosphères

Certains commerces qui se sont d’abord fait connaître en ligne ouvrent aujourd’hui des boutiques physiques, précise l’urbaniste Pier-Olivier Morissette, de l’organisme Rues principales. C’est le cas de la marque montréalaise Frank And Oak : ce détaillant de vêtements lancé en 2012 exclusivement en ligne a récemment ouvert des boutiques où l’on peut non seulement magasiner, mais aussi se faire faire la barbe en dégustant un latté. On trouve notamment ses succursales au centre-ville de Montréal et au Carrefour Laval. « On remarque un flou dans la mission de ce type de commerces, qui tendent à mixer vente au détail et services. Mais ça va tellement vite dans le commerce de détail qu’il est impossible de prévoir les tendances. »

Exit le banal « magasinage ». « Les consommateurs ne voient plus l’achat d’un bien comme une simple transaction, mais recherchent une expérience », explique Jean-Luc Benoît, directeur des relations gouvernementales au Conseil canadien du commerce de détail. « Par exemple, les centres commerciaux deviennent des lieux de rencontre où l’on fréquente des aires de restauration améliorée, des cinémas, des gyms, des lieux de repos et de divertissement. »

Un récent rapport publié par la section canadienne du cabinet-conseil PricewaterhouseCoopers (PwC) abonde dans le même sens. « Le secteur du commerce de détail “traditionnel” doit offrir plus d’expériences nouvelles qui combinent le magasinage, la restauration et les loisirs, lit-on dans Emerging Trends in Real Estate 2018. Les centres commerciaux doivent être transformés en centres de destination […]. Ça signifie plus d’espaces publics, plus de services, d’évènements et d’offre culturelle. »

Des millions en séduction

C’est justement la tendance sur laquelle surfent les Galeries de la Capitale, à Québec. Afin d’améliorer la fameuse « expérience client » et de positionner les Galeries comme un « centre commercial d’avenir », leur propriétaire, le Groupe Oxford, y a investi plus de 90 M$ depuis 2016, souligne Stéphan Landry, directeur général. Construit sur de la pyrite, le rez-de-chaussée a dû être excavé en entier; le propriétaire a profité des travaux pour rafraîchir les aires communes, remplacer les revêtements de sol par de la pierre naturelle, relocaliser l’aire de restauration, paver les entrées extérieures avec des dalles chauffantes, ajouter de la verdure dans l’aménagement paysager, adopter l’éclairage à DEL, etc.

L’été dernier, le Groupe Oxford annonçait un investissement supplémentaire de 52 M$ pour rénover le parc d’attractions des Galeries de la Capitale, qui comptera 18 attractions et manèges à sa réouverture, en décembre 2018, dont une grande roue, une scène flanquée de deux écrans géants et le « plus long sentier de patinoire au pays ».

« Tout ne va pas mal dans le commerce de détail ! lance le gestionnaire. On a une belle croissance et une augmentation d’achalandage très intéressante, en partie grâce à de nouvelles bannières à la fois dans le haut de gamme (Sephora, Guess et Browns) et dans le magasin de rabais, avec Dollarama. » Aucun détail n’est épargné pour susciter une expérience agréable, assure-t-il : par exemple, la nouvelle aire de restauration est ensoleillée, inclut des terrasses et est équipée de « vraie vaisselle ».

Développement durable en prime

Au-delà de l’expérience client, le promoteur se dit sensible aux enjeux de développement durable et de lutte aux changements climatiques. Des isolants pour la toiture aux parements des murs de briques en passant par l’éclairage des lampadaires, les récentes rénovations ont maximisé l’utilisation de matériaux favorisant l’économie d’énergie. Question de marketing ?

« La génération du millénaire est plus sensible aux questions environnementales, répond Stéphan Landry. Dans ce contexte, c’est une plus-value pour nous de porter une attention particulière à ces enjeux. »

De son côté, Simons nourrit de grandes ambitions pour son futur magasin écoénergétique des Galeries de la Capitale, dont l’ouverture est prévue ce printemps. Géothermie, panneaux solaires inclinés afin de maximiser leur utilisation, rangées d’arbres dans le stationnement pour limiter les îlots de chaleur et servir d’abri aux voitures, éclairage à DEL : les architectes de LemayMichaud et les ingénieurs de WSP ont tenté de réduire au minimum l’empreinte écologique du bâtiment, dit Julie Bélanger, directrice de l’aménagement des magasins pour Simons.

« On vise le net zéro et on a bon espoir d’y arriver. C’est davantage une question de principe qu’une décision d’affaires calculée, car le président, Peter Simons, a beaucoup à cœur les enjeux de développement durable. »

Rayon aménagement intérieur, Simons mise sur une conception judicieuse des espaces, ajoute-t-elle. « On tente de rehausser l’expérience client au moyen d’interventions durables dans le temps, comme l’exposition d’œuvres d’art. On se tient loin du flafla pour se concentrer sur la manière d’agrémenter le magasinage dans l’espace physique qu’on a. Nos architectes y contribuent beaucoup. En fait, l’architecture et le design apportent clairement une plus-value à notre activité. » Un bel argument de vente pour la qualité architecturale !


Power centers

Passés de mode

La croissance des ventes en ligne n’entraînera pas la mort des magasins qui ont pignon sur rue, estiment les spécialistes. Même que certains petits acteurs risquent de mieux s’en tirer que les power centers, dont l’attrait s’effrite.

Martine Roux

En 2015, le détaillant d’articles de plein air La Cordée achetait Le Yéti, un petit commerce du Plateau-Mont-Royal. Devenu La Cordée boutique, ce magasin offre des produits ciblés en fonction du profil socioéconomique du quartier tout en servant de point de ramassage aux clients qui ont commandé en ligne.

« Pour plusieurs chaînes, les petites surfaces sont aussi utiles que les plus grandes, pour des raisons différentes », estime Jean-François Grenier, directeur principal des services-conseils en recherche et en solutions de données au Groupe Altus, une firme d’experts-conseils spécialisée en immobilier commercial.

À l’autre extrémité, le modèle des power centers s’essoufle, note-t-il. « Il ne s’en construit plus. Les grandes surfaces ont fait le plein, et les chaînes qui y sont présentes sont exploitées au maximum. Certaines ont même décidé de rationaliser leur réseau. » Est-ce à dire que les centres-villes redeviendront attrayants pour les détaillants ? « On ne peut pas généraliser, chaque centre-ville est différent », répond-il.

Perte d’intérêt

« Le power center est un concept qui a émergé dans la foulée de l’étalement urbain, ajoute Jacques Nantel, de HEC Montréal. Aujourd’hui, les enjeux de développement durable et de densification le défavorisent. En outre, avec la croissance du commerce en ligne, le consommateur n’est plus obligé de parcourir de grandes distances en voiture pour trouver les meilleurs prix. »

Assistera-t-on à leur conversion en quartiers mixtes incluant des ensembles résidentiels ? Aucun expert ne se risque à frotter la boule de cristal. Mais selon Jean-François Grenier, il est temps de revenir à l’essence des centres commerciaux tels que les avait conçus l’architecte américain d’origine autrichienne Victor Gruen, au milieu des années 1950 : des écosystèmes sociaux réunissant à la fois commerces, services et lieux de divertissement, bien ancrés dans leur communauté. Et c’est peut-être justement ce qui est en train d’arriver.
 


Anciens Sears

De futurs éléphants blancs ?

En octobre, l’annonce de la faillite de Sears, qui a entraîné la fermeture de ses 83 magasins au pays, a eu l’effet d’un séisme dans le secteur de l’immobilier commercial, à peine remis du départ de Target, en 2015. Quel avenir pour les anciens magasins ?

Martine Roux

Fermés en 2015 lorsque Target a mis fin à sa brève aventure canadienne, la plupart des anciens magasins de la chaîne américaine ont été reconvertis, fait remarquer Jean-François Grenier, directeur principal des services-conseils en recherche et en solutions de données au Groupe Altus. Leurs nouveaux occupants sont d’ailleurs souvent des détaillants en expansion au Québec, comme Walmart, les supermarchés Avril ou les détaillants d’articles de sport ou de plein air Sportium et Sail.

Mais ça risque d’être beaucoup plus difficile pour les anciens magasins Sears, dit Jacques Nantel, professeur émérite à HEC Montréal. « Comme plusieurs sont aménagés sur deux étages, ils sont difficiles à convertir et coûteux à scinder en plus petits espaces commerciaux. Il y a un risque que certains deviennent des éléphants blancs. » Pourrait-on imaginer d’autres usages, comme une bibliothèque ou un centre sportif ? « Ce n’est pas impossible. Ça ferait de belles charrettes pour les architectes ! »

Les paris sont ouverts

Pour Jean-Luc Benoît, du Conseil canadien du commerce de détail, certains centres commerciaux pourraient convertir ces anciens magasins en aires de divertissement. « On pourrait par exemple y faire des foires alimentaires sur différents niveaux, dont certaines avec zones d’accès sans fil, où l’on a envie de s’asseoir pour prendre un café. »

À Dallas, un promoteur immobilier s’est associé à un investisseur new-yorkais pour transformer l’ancien Sears en un ensemble multifonctionnel comptant deux tours de bureaux, des commerces et un cinéma. Une reconversion du même type a eu lieu à Memphis. Plus près de nous, les Galeries de la Capitale de Québec envisagent de construire un hôtel à l’emplacement de l’ancien Sears. Une tendance que semble confirmer la firme Colliers, spécialisée en immobilier commercial, qui avançait dans le rapport National Retail Report Canada de l’automne 2017 que la plupart des ex-magasins Sears du pays ne retrouveront jamais leur vocation commerciale d’origine.