De la gestion de projet au suivi de chantier, de nombreux outils numériques facilitent désormais les processus au sein des firmes d’architecture. Mais pour en tirer le plein potentiel, il faut les mettre au service d’une vision stratégique.
Dans un rapport de Léger sur la numérisation des entreprises québécoises de la construction publié en août 2023, seulement 22 % des entreprises disposent d’un plan qui précise leurs orientations stratégiques et opérationnelles.
« Avant de choisir l’outil qu’on va utiliser, il faut d’abord savoir pourquoi on le fait, ce projet [de transformation numérique] », précise Claudia Pelletier, professeure agrégée en systèmes d’information et coautrice du livre Six clés pour la transformation numérique de votre entreprise à l’ère de l’industrie 4.0.
Selon elle, il existe six types d’objectifs d’affaires qui peuvent être mis en place dans une entreprise. Les trois premiers sont de nature opérationnelle et ont pour but des améliorations internes, comme l’automatisation de tâches à faible valeur ajoutée ou l’optimisation de la communication entre les différentes parties prenantes d’un projet. Les trois suivants relèvent plutôt de la stratégie et visent véritablement la transformation numérique de l’entreprise.
Parmi ces objectifs stratégiques, le premier porte sur le contrôle des coûts et la réduction des délais. Le deuxième concerne la différenciation et l’offre d’un grand niveau de personnalisation. « Par exemple, si je suis une entreprise de mobilier, j’offre à mes clients une combinaison infinie en ligne », illustre Claudia Pelletier. C’est le type d’objectif qui devrait prévaloir dans le domaine des services, qui englobe les firmes d’architecture. Le troisième consiste à viser un marché très niché, et pour cela, il faut très bien connaître sa clientèle cible.
Une fois les besoins et les objectifs d’affaires définis, l’entreprise pourra déterminer les outils technologiques qui vont lui permettre de les atteindre. « Ce choix-là, c’est à peine une entreprise sur quatre qui réussit à le faire, parce qu’elles ne pensent pas assez à leurs besoins stratégiques », poursuit la professeure.
Se doter de technologies adaptées aux architectes
Chez NFOE, l’équipe a défini trois volets à son plan stratégique : améliorer, rayonner et maîtriser. Le premier vise à bonifier les processus à l’interne, le second cherche à augmenter la visibilité de la firme et le troisième consiste à accroître la performance des projets à long terme, grâce, entre autres, à la gestion de projet.
« On a décidé de développer en interne notre propre système de gestion des données », précise Laurent Mercure, architecte associé qui a notamment obtenu les certifications PMP, en gestion de projet, et Lean Six Sigma Green Belt, en amélioration des processus. Celui-ci peinait à trouver des programmes complets adaptés à la pratique de l’architecture. Avec un employé qui possède une maîtrise orientée sur la gestion des données en plus de sa maîtrise en architecture, il a sondé l’ensemble du personnel pour compiler des données de référence puisées dans les différents projets. Ces données leur ont permis de concevoir le prototype d’une plateforme adaptée aux besoins de leur bureau. À terme, elle comprendra une dizaine de modules, dont une partie inclut des informations sur les produits utilisés pour la construction d’un bâtiment : fournisseurs, prix, dimensions, lieu de fabrication, produits équivalents, etc. – des informations actuellement compilées dans un tableau Excel.
« Un de nos modules permettra aussi de faciliter l’élaboration de programmes fonctionnels et techniques, poursuit l’architecte. Par exemple, on fait souvent des écoles primaires. On a donc fait un inventaire d’une quinzaine de projets différents pour recenser les caractéristiques des locaux standards. »
La firme vient de lancer un appel d’offres pour que soit conçue la plateforme à l’externe, à partir du prototype.
« On a analysé beaucoup de logiciels et, à l’interne, on a décidé d’implanter certains programmes pour des fonctions spécifiques », explique l’architecte. Par exemple, la firme utilise désormais le logiciel Clarity pour automatiser certaines tâches comme l’exportation des plans en format PDF et leur envoi aux collaborateurs et collaboratrices, ce qui permet de gagner du temps.
La numérisation a aussi d’autres avantages. « Au-delà de l’optimisation, le but est d’améliorer la satisfaction des employés, pour qu’ils n’aient pas à faire des choses répétitives, leur libérer du temps de qualité et contribuer à bâtir la crédibilité de la profession », note Laurent Mercure.
Du côté des petits bureaux
Pascale Barrette-Brisson est associée et directrice administrative chez L. McComber – architecture vivante, dont l’équipe se compose de neuf personnes. Après des études en gestion et en administration publique, puis une expérience en gestion de données dans un centre de recherche, elle a commencé il y a 10 ans à mettre en place une série de processus qui permettent de mesurer et d’améliorer les performances sur plusieurs plans. Elle a implanté une série d’outils à l’interne pour recueillir des données relatives aux projets, notamment sur des tableurs Excel : « On a par exemple créé une foire aux questions qui contient plus de 660 questions et réponses qui reviennent souvent. »
Elle a aussi mis en place des outils qui permettent d’automatiser les tâches comme la comptabilité grâce à l’usage des logiciels QuickBooks et Harvest. « C’est une révolution de temps », indique l’associée, qui réalise également des offres de services et de la vente en plus de ses tâches de gestion. Maintenant, elle ne fait appel à une comptable que pour le bilan annuel.
Avec sa contribution, la firme a pu accepter davantage de projets et, en 10 ans, l’équipe a doublé. « Les architectes peuvent désormais se concentrer sur ce en quoi ils sont bons », précise-t-elle.
Dans la dernière année, elle a réalisé un comparatif des outils de gestion, sans toutefois parvenir à en choisir un qui convient pleinement aux besoins du bureau. « Souvent, il y a trop de fonctionnalités, certains outils dupliquent des tâches qu’on fait ailleurs et l’investissement dépasse leurs retombées », admet Pascale Barrette-Brisson. Elle pense d’ailleurs que le besoin d’avoir accès à des outils adaptés aux petites firmes mériterait d’être abordé avec l’ensemble de la profession.
Investir du temps… pour en gagner
Chez Chevalier Morales, l’architecte et associé senior Trevor Davies a commencé en juin 2024 à implanter Nutcache, un logiciel québécois de gestion de projet qui permet, entre autres, de prévoir et de mesurer le temps passé dans les différentes phases des projets.
« Après investigation, on a décidé d’avoir un logiciel dont l’interface était offerte en français, ce qui était le cas de Nutcache », précise l’architecte. L’implantation a débuté après un travail de plusieurs mois avec une équipe de Nutcache.
« On a commencé à entrer l’information dans le logiciel, à créer et attribuer [aux membres du personnel] les phases de projet, puis à évaluer et entrer le temps prévu pour chaque étape », poursuit-il. Il espère que ce logiciel va permettre de « mieux voir venir » la charge de travail.
Se fier aux logiciels… mais pas que
Il faut cependant prendre un certain recul et ne pas tomber dans le piège de « se laisser gérer par le logiciel », selon Trevor Davies. « Si une tâche est censée prendre six heures d’après Nutcache, et qu’une personne en a pris huit, on ne veut pas qu’elle soit inquiète et que ça devienne une compétition, soutient-il. L’objectif reste toujours que le travail soit bien fait. » Pour optimiser les fonctionnalités, il faut que les informations entrées soient complètes et au bon endroit, ajoute l’architecte, qui dit consacrer environ une demi-journée par semaine à cet aspect. Il espère que le bureau pourra utiliser Nutcache d’ici le début de 2025.
Selon Laurent Mercure, la numérisation des processus a tout de même certaines limites, comme le risque de passer trop de temps à mesurer plutôt qu’à agir. « La créativité et l’usage de la technologie doivent nous permettre de nous orienter pour prendre de meilleures décisions sociétales », souligne-t-il.
La gestion de chantier facilitée
Les logiciels de gestion de chantier peuvent faciliter le travail des architectes grâce à des fonctionnalités comme le partage de photos et de dessins d’atelier. Trevor Davies, architecte et associé senior chez Chevalier Morales, affirme que ces outils optimisent le processus s’ils sont bien utilisés. Toutefois, il admet qu’il peut être difficile de s’y retrouver, étant donné le grand nombre d’informations échangées sur ce type de plateforme. Il déplore également le long délai pour s’y adapter : « [Les entrepreneurs n’utilisent pas toujours les mêmes logiciels] et cela nous force souvent à répondre à une nouvelle interface. Si je vais sur Procore une fois toutes les deux semaines, je n’ai pas mémorisé comment cela fonctionne. »
L’un de ces logiciels, Dreeven, est l’idée d’une entrepreneure québécoise. Après avoir travaillé plusieurs années comme ingénieure chargée de projets au Canadian National et avoir eu son entreprise de développement de méthodes sécuritaires pour le travail en hauteur, Annie Chantelois a mis au point avec son équipe le logiciel personnalisé qu’elle aurait aimé avoir. Il s’agit d’une plateforme de gestion de projet collaborative exclusivement consacrée au milieu de la construction.
Le logiciel contient quatre volets qui permettent de gérer les principales opérations : chantier, bureau, collaboration et finance. « Les usagers trouvent au sein d’une même plateforme tout ce dont ils ont besoin, affirme-t-elle. Par exemple, une photo du chantier va être attachée à un bon de livraison, qui va ensuite permettre de faire directement la facture. » Avec Dreeven, toutes les parties prenantes du projet peuvent collaborer. La plateforme est même accessible sans connexion lorsque certaines visites de chantier ont lieu dans des zones sans réseau, par exemple.
Annie Chantelois et ses collègues proposent des plans d’implantation personnalisés, du coaching organisationnel et de la formation. « On va aider les entreprises selon d’où elles démarrent leur transformation », précise l’entrepreneure.