Nous avons la chance de vivre dans un État riche, où la perception d’abondance n’est pas étrangère à certains travers.
Le Québec est riche. À force de budgets insuffisants pour optimiser la qualité de nos projets, on l’oublie souvent, mais c’est un fait : il en faut de l’argent pour extraire, transformer ou importer chaque année ces millions de tonnes de matière qui servent à construire des immeubles qui enrichissent trop vite les sites d’enfouissement.
Pour toutes sortes de raisons, on n’hésite pas à démolir ce qui ne répond plus aux normes, aux besoins ou au goût du jour pour le remplacer par du neuf. Pourquoi s’en priver quand on en a les moyens ? Et même quand on rénove, trop souvent, c’est pour tout arracher et refaire… à neuf.
Pour plusieurs, il est trop compliqué, trop long, trop cher de sélectionner le récupérable et de l’intégrer au nouveau, de démonter, trier et revaloriser des matériaux existants. Pourtant, ça se fait ailleurs. Dans certains pays, que ce soit par manque de moyens ou par clairvoyance, on étire la durée de vie, on récupère, on réemploie. C’est moins glamour peut-être, moins techniquement performant souvent, voire parfois même moins sécuritaire, si on ne compense pas les lacunes, mais ça a le grand mérite de ne pas dilapider les acquis. On exploite ainsi l’intelligence plutôt que la planète. C’est ce qu’on appelle désormais l’économie circulaire.
Selon le Rapport sur l’indice de circularité de l’économie, publié en 2021 par Recyc-Québec et l’OBNL Circle Economy, l’indice de circularité mondial, actuellement évalué à 8,6 %, doit passer à 17 % si on veut limiter les effets de la crise climatique. Cela signifie que le monde doit revoir ses manières de consommer. Au Québec, où cet indice n’est que de 3,5 %, il y a encore plus loin de la coupe aux lèvres. L’effort à faire pour atteindre l’objectif peut paraître démesuré, mais on fait tellement peu qu’il suffirait de s’y mettre avec volonté pour limiter le gaspillage phénoménal qui a cours actuellement.
En architecture, cela veut dire investir davantage de manière pérenne, limiter les surfaces construites à ce qui est nécessaire et faire des arbitrages intelligents entre la performance du neuf et la frugalité matérielle du réemploi. Ce n’est pas simple, j’en conviens, surtout quand la réglementation du bâtiment nous impose des normes qui ont l’effet pervers d’accélérer la consommation de matériaux ou de composants neufs.
Les architectes doivent s’imposer devant ce genre de dilemme. Il leur faut penser en termes de cycle de vie, remettre en question les idées reçues au besoin et faire appel à leur jugement professionnel comme jamais pour aider la société à faire les bons choix. Il faut bien sûr réclamer des normes environnementales plus sévères et viser de meilleures performances du bâti. Mais ce dont la profession a surtout besoin, c’est de raisonner mieux et de s’outiller davantage, collectivement.
Pour contrer l’approche linéaire et délétère qui pousse à construire et à démolir sans compter, la profession d’architecte doit gagner non seulement en compétence, mais aussi en influence.
L’OAQ a convié cette année ses membres à une vaste réflexion pour élaborer les outils dont les architectes ont besoin pour mitiger la crise écologique et climatique. Au terme de cette démarche, il dévoilera une vision et des orientations pour les années à venir. L’Ordre vient aussi de modifier son règlement sur la formation continue afin d’orienter l’ensemble des architectes vers un minimum d’activités de formation en développement durable. Il s’apprête d’ailleurs à lancer de nouvelles activités de formation dans ce domaine.
De son côté, Architecture sans frontières Québec, le bras humanitaire de l’OAQ, a innové en mettant sur pied le programme Matériaux sans frontières pour stimuler les dons de matériaux excédentaires, en échange de reçus fiscaux. L’organisme a de plus acquis l’entreprise Éco-Réno, qui revend des matériaux neufs et usagés. C’est un excellent début.
Pour contrer l’approche linéaire et délétère qui pousse à construire et à démolir sans compter, la profession d’architecte doit gagner non seulement en compétence, mais aussi en influence. Elle peut faire tout aussi bien, voire mieux, avec ce qui est déjà à sa disposition, dont ce qu’on appelle le patrimoine… Un peu comme ce personnage de Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, à qui on demandait où il trouvait ses chapeaux admirables et qui répondait : « Je ne trouve pas mes chapeaux. Je les garde. »
Connaître la valeur des choses, la révéler, éviter le gaspillage, c’est ça la vraie richesse. Et c’est une belle valeur.