La rénovation d’un bâtiment doit-elle laisser paraître les traces successives de son histoire ? Une visite du Neues Museum de Berlin fournit plusieurs pistes de réponse.
Dans le cadre de mon projet final de maîtrise à l’Université Laval, en 2021, j’ai eu l’occasion de travailler sur la réhabilitation de bâtiments patrimoniaux. Ces recherches m’ont mené à me questionner sur la manière dont nous interagissons avec le patrimoine. J’ai donc décidé de visiter le Neues Museum de Berlin, réhabilité exemplairement par David Chipperfield Architects, pour y explorer une méthode de conservation hors norme.
Érigé entre 1843 et 1855 dans le style néo-classique, le Neues Museum trône au milieu d’un quartier entièrement consacré à différents musées. Lorsque David Chipperfield remporte le concours pour sa restauration, en 1997, le bâtiment porte encore la trace des nombreux dommages subis pendant la Deuxième Guerre mondiale, plus de 50 ans auparavant. De fait, la ruine du musée incarne plusieurs périodes historiques de l’Allemagne; de l’unification puis de l’apogée de son empire à sa chute et à la difficile période de l’après-guerre.
Voir à travers les murs



Ce qui frappe à première vue lors de la visite, c’est la multiplicité des textures que met en valeur l’architecture de ce projet. Chacune d’entre elles est liée à une époque différente, et donc à un style, mais également à un usage distinct. En effet, le lisse et le monochromatique structurent l’espace et guident le visiteur dans son parcours, alors que le rugueux et le polychromatique attirent le regard et agissent comme une exposition à part entière en arrière-plan des œuvres. En somme, l’intervention de David Chipperfield a cherché à unifier l’ensemble en suivant les grandes règles de l’architecture du bâtiment, à partir des éléments d’origine toujours présents, et à remplir les vides laissés par la destruction et l’abandon avec un traitement contemporain.
La volonté de relever soigneusement l’existant pour l’intégrer en entier dans le projet contemporain est très tangible in situ. On ressent bien les différentes époques qui coexistent et qui participent à créer un ensemble intelligible. Cette approche porte le nom de palimpseste, en référence aux parchemins qu’on effaçait autrefois pour y écrire à nouveau, et où les traces anciennes subsistaient.
Le contexte québécois
Décider de restaurer ce bâtiment en préservant la lecture des ruines et des différentes strates temporelles qui le composent n’a rien d’anodin; il s’agit d’une prise de position sociopolitique très forte.
Le Québec gagnerait selon moi à généraliser cette méthode de réflexion et d’intervention sur le patrimoine bâti. De plus en plus de projets de réhabilitation patrimoniale y ont d’ailleurs recours. La restauration des espaces intérieurs du manège militaire et celle du théâtre Le Diamant, à Québec, en sont de bons exemples. À l’aide de détails simples, mais bien réfléchis, l’architecture dévoile les couches temporelles du bâtiment qui a priori ne sont plus d’actualité, mais qui, en fait, participent toujours à la définition des espaces et de leur ressenti.
Une accumulation d’altérations
Comme un être vivant, un bâtiment traverse plusieurs étapes au cours de son existence, soit de sa construction à sa démolition. Chacune de ces étapes possède ses propres caractéristiques qui s’expriment autant sur le plan architectural que programmatique, selon la manière dont le bâtiment est perçu et utilisé par ses contemporains. Pensons par exemple au pavillon Charles-Baillairgé du Musée national des beaux-arts du Québec, qui a été une prison pendant un siècle, pour ensuite être transformé en auberge de jeunesse, puis en musée et finalement en espaces de bureaux. En d’autres mots, c’est l’accumulation de modifications architecturales qui compose les bâtiments.
Toutefois, lorsqu’il est question d’intervention sur le patrimoine bâti, c’est plutôt la cristallisation de l’architecture telle qu’elle était à un moment précis qui est souvent préconisée. Pour diverses raisons, on estime que l’image d’un bâtiment qui n’a changé ni de forme ni de fonction serait beaucoup plus digne d’être transmise aux générations futures. En effet, que penseraient de nous les touristes du Vieux-Québec si on laissait voir que Place-Royale accueillait un dépanneur et des stationnements avant la reconstruction qui en a fait une sorte de musée de la Nouvelle-France dans les années 1970 ?
Assumer le changement
La société québécoise a beaucoup changé ces dernières décennies, et il est normal de nous interroger quant au sort à réserver à des bâtiments qui ne semblent plus représenter ce que nous voulons transmettre. Toutefois, je crois qu’il faut absolument rendre compte des transformations sociales à travers l’architecture, même si elles sont plus ou moins glorieuses. En effet, cela permet de comprendre d’où nous venons et où nous allons collectivement.
Peut-on réellement rénover et réhabiliter les églises québécoises sans se questionner sur la laïcisation de notre société, la raison sous-jacente de leur déchéance ? Peut-on restaurer des maisons bourgeoises victoriennes sans parler des projets autoroutiers catastrophiques des années 1970 qui ont détruit des quartiers entiers en déchirant le tissu urbain de nos villes ?
Certaines histoires, et donc celles de certains bâtiments, méritent d’être racontées entièrement, et l’architecture se doit d’être garante de cette authenticité.
Le Pritzker 2023
Juste après l’édition de cet article, l’architecte et urbaniste David Chipperfield a été désigné lauréat du prix Pritzker 2023, la plus prestigieuse distinction internationale en architecture. Le jury a souligné le grand respect de ses interventions pour les environnements bâtis et naturels existants ainsi que le design intemporel qui reflète sa préoccupation pour l’urgence climatique, les inégalités sociales et le dynamisme des villes. (C. L.)