L’empreinte carbone d’un bâtiment n’inclut pas seulement le carbone opérationnel, lié à sa consommation d’énergie. C’est aussi le carbone intrinsèque, lié aux matériaux de construction, émis depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la fin de la vie du bâtiment, voire au-delà. Comme l’architecte a le choix des matériaux, il lui revient de gérer le carbone intrinsèque, ce qui passe par une compétence en analyse du cycle de vie.
Sur 60 ans, le carbone intrinsèque représente en moyenne 50 % de l’empreinte carbone totale des bâtiments commerciaux et institutionnels construits au Québec et alimentés par une énergie faible en carbone », affirme Ben Amor, ingénieur, professeur et directeur du Laboratoire interdisciplinaire de recherche en ingénierie durable et en écoconception à l’Université de Sherbrooke. Il tire ces chiffres d’un calcul qu’il a effectué à partir de plusieurs articles scientifiques portant sur des analyses du cycle de vie (ACV).
Avec l’amélioration des performances énergétiques des bâtiments, la part du carbone opérationnel dans leur empreinte est vouée à diminuer, faisant grimper celle du carbone intrinsèque. C’est particulièrement vrai au Québec, où la principale source d’énergie, l’hydroélectricité, émet relativement peu de carbone.
Dans ce contexte, les gouvernements, les villes et les entreprises privées ne peuvent plus omettre le carbone intrinsèque dans leurs objectifs de décarbonation. Les certifications qui en tiennent compte, de même que certaines réglementations au Canada et en Europe, indiquent qu’il s’agit d’une préoccupation grandissante. Les architectes doivent donc se préparer à concevoir des projets non seulement performants sur le plan énergétique, mais également sobres en carbone intrinsèque.
Le siège du carbone intrinsèque
Ben Amor note que, dans un bâtiment, les éléments qui émettent le plus de carbone sont, dans l’ordre, les fondations, la structure et l’enveloppe.
Au centre d’expertise Cecobois, qui a mis au point l’outil Gestimat pour l’estimation des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la structure et de l’enveloppe d’un bâtiment, l’ingénieure et gestionnaire en construction durable Caroline Frenette indique que les émissions de carbone de la structure sont surtout attribuables aux planchers. « Dans la structure, pour les constructions multiétages, la quantité de matériaux dans les colonnes est généralement beaucoup plus faible que dans les planchers. Donc, ce sont vraiment les planchers qui pèsent dans l’empreinte carbone. »
Côté matériaux, le béton fait souvent figure de mauvais élève si on le compare au bois. Une évaluation réalisée par Cecobois sur 19 bâtiments résidentiels de moyenne hauteur a établi qu’une structure en béton émet environ 133 kilogrammes d’équivalent (kg éq.) CO2 par m2 de plancher contre 32 kg éq. CO2 pour une ossature légère en bois. Une différence de 76 % ! (Voir graphique ci-dessous. L’équivalent CO2 (éq. CO2) est l’unité commune pour exprimer le potentiel de réchauffement climatique des différents gaz à effet de serre.)

avec l’outil Gestimat conçu par Cecobois Immeubles résidentiels de cinq ou six étages. Source : Cecobois
À la Société québécoise des infrastructures (SQI), Lucie Langlois, architecte, fait un constat similaire en ce qui concerne le parc immobilier de l’organisme (maisons des aînés, palais de justice, etc.). « Dans les analyses effectuées, l’utilisation du bois de charpente en remplacement d’une structure d’acier ou de béton permet une réduction de 60 % à 90 % du carbone intrinsèque de la structure. » La SQI emploie la méthode de Cecobois pour quantifier le carbone intrinsèque dès l’étape de l’avant-projet afin de guider ses choix de matériaux de structure.
Pour autant, le bois n’est pas l’unique solution, nuance Ben Amor. « L’idée n’est pas de discriminer un matériau, mais de réfléchir aux choix de conception possibles et d’utiliser une bonne combinaison de systèmes pour atteindre une performance environnementale. On peut travailler la conception des pièces d’acier pour qu’elles soient plus performantes tout en utilisant moins de matières. Une structure plus légère va ensuite réduire les besoins en béton de la fondation. »
Hugo Lafrance, associé Stratégies durables chez Lemay, abonde dans ce sens. « Tous les matériaux doivent être considérés. Les qualités du bois sont indéniables dans la lutte contre les changements climatiques, mais il y a des situations comme des grandes portées et de lourdes charges en structure où le béton et l’acier continueront de s’imposer. L’industrie doit travailler tous les matériaux pour les optimiser. Nous avons besoin d’acier, d’aluminium et de béton plus faibles en carbone. »

Des certifications à la réglementation
Les certifications LEED et BCZ prennent déjà en compte le carbone intrinsèque en s’appuyant sur des ACV. La certification BCZ-Design demande soit de ne pas dépasser le seuil de 500 kg d’éq CO2 par m2 de plancher, soit de réduire d’au moins 10 % le carbone intrinsèque par rapport à un bâtiment de référence. La certification LEED v4.1 offre également deux options : réutiliser le bâti existant ou démontrer une réduction du carbone intrinsèque par rapport à un bâtiment de référence.
Mais comme tous les projets de construction ne font pas l’objet de certifications, celles-ci ne suffiront pas à décarboner le secteur du bâtiment. La réglementation devra donner un coup de pouce, et justement, le carbone intrinsèque pointe son nez dans certaines d’entre elles. Ainsi, la version 4 de la Toronto Green Standard, adoptée par la Ville Reine, fixe des plafonds de carbone intrinsèque pour les nouveaux projets depuis mai 2022. Elle prévoit des seuils obligatoires pour les édifices municipaux et des seuils volontaires assortis d’incitatifs financiers pour les projets privés.
La Ville de Vancouver a aussi instauré des directives pour réduire le carbone intrinsèque. Quant au gouvernement fédéral, il a mis en place en 2022 la Norme sur le carbone intrinsèque en construction, qui exige une réduction du carbone intrinsèque du béton de 10 % dans les nouveaux projets de construction fédéraux. Il a aussi publié des lignes directrices en matière d’ACV de l’ensemble du bâtiment. « Cette norme et ces lignes directrices visent à la fois à démocratiser et à standardiser les pratiques dans le milieu. Éventuellement, cela pourrait devenir des exigences du Code, comme c’est le cas en France avec la RE 2020 », anticipe Guillaume Martel, architecte et associé chez Provencher_Roy et président du groupe consultatif technique sur le carbone intrinsèque du Conseil du bâtiment durable du Canada.
La Réglementation environnementale 2020 (RE 2020) dont il parle s’inscrit dans la Stratégie Nationale Bas-Carbone de la France, dont l’objectif est la neutralité carbone en 2050. Elle instaure une feuille de route pour réduire le carbone intrinsèque des bâtiments neufs. « Tous les trois ans, il y a un nouveau seuil, diminué de 10 % à 15 % par rapport au précédent. Pour l’instant, on a le droit de construire entre 640 et 980 kg éq. CO2/m2, selon l’usage du bâtiment, et en 2031 on sera entre 415 et 600 », détaille Guillaume Meunier, consultant bas carbone à l’Institut Français pour la performance du bâtiment.
Le bilan carbone imposé par la RE 2020 est calculé par ACV à partir d’une base de données environnementales nationale. Cette ACV englobe non seulement le bâtiment au complet – structure, enveloppe, équipements mécaniques, etc. –, mais aussi le traitement des matériaux à la fin de la vie du bâtiment et même leur potentiel de valorisation (réemploi, recyclage, valorisation énergétique). En comparaison, LEED ne considère que la structure et l’enveloppe, tandis que BCZ ne tient pas compte de la valorisation des matériaux.
Autre particularité, la RE 2020 exige l’utilisation de l’ACV dynamique, qui prend en compte la distribution temporelle des émissions de carbone, contrairement à l’ACV classique. Autrement dit, l’ACV dynamique accorde de l’importance au moment où les émissions de GES sont produites. Par exemple, la fabrication du béton émet des GES au moment de la construction du bâtiment, alors que les matériaux biosourcés stockent du carbone, mais peuvent émettre des GES à la fin de la vie utile du bâtiment, selon leur mode de valorisation.
Soit dit en passant, le choix de l’ACV dynamique s’appuie sur la thèse de doctorat d’une Québécoise, Annie Levasseur, aujourd’hui professeure à l’École de technologie supérieure.
Prêts pour le changement ?
Pour analyser le cycle de vie d’un bâtiment, il faut obtenir des données environnementales sur les matériaux. Elles sont fournies sur une base volontaire par un nombre grandissant de manufacturiers, de même que par des associations manufacturières ou des instituts de recherche, notamment dans leurs déclarations environnementales de produits (DEP).
« Il y a une dizaine d’années, l’industrie du béton avait été parmi les précurseurs pour développer les DEP, constate Julie-Anne Chayer, vice-présidente à la Responsabilité d’entreprise chez Groupe AGECO. Plusieurs industries comme le bois et l’acier ont emboîté le pas. Certains manufacturiers ont répondu à l’appel, mais il faut que ça continue. » Guillaume Martel note également un certain progrès dans ce domaine : « Auparavant, on manquait de données sur les matériaux, mais maintenant les manufacturiers commencent à produire des DEP, pour des produits spécifiques avec une information régionalisée. »
Du côté des promoteurs, Ivanhoé Cambridge mise sur le carbone intrinsèque pour créer de la valeur dans une économie sobre en carbone. « La taxe carbone et les règlements vont créer de la demande pour les espaces bas carbone. Des locataires ont aussi leurs cibles bas carbone », affirme Rachel Horwat, directrice Décarbonation et changements climatiques dans l’équipe Investissement durable chez Ivanhoé Cambridge. Toutefois, les promoteurs ne sont pas tous proactifs. « Dans la majorité de nos projets, réduire le carbone intrinsèque n’est pas demandé par le client, constate Hugo Lafrance. La plupart des clients sont peu familiarisés avec l’exercice. »
Dans ce contexte, les architectes doivent user de leur influence pour sensibiliser leur clientèle au carbone intrinsèque et améliorer le bilan carbone des bâtiments. « On a un rôle d’éducation », estime Guillaume Martel. « L’architecte doit tirer parti de son lien privilégié avec le client pour identifier les opportunités de sensibilisation, de transfert de connaissances et d’élaboration de solutions », ajoute Marie-France Bélec, architecte cofondatrice d’Automne architectes.
L’architecte, moteur de changement
Au cœur de la démarche, les architectes auront à se familiariser avec le carbone intrinsèque et l’ACV. « Si on ne mesure pas le carbone intrinsèque, on ne peut pas le gérer », affirme Rachel Horwat. Quant à Marie-France Bélec, elle met l’accent sur l’autoformation nécessaire : « J’insiste sur l’importance de se former à la pensée cycle de vie : faire l’apprentissage des outils de calculs d’ACV et comprendre leurs limites, plaide-t-elle. Sans [nous] appuyer sur des ACV, nous [réglons] fréquemment les problèmes de façon superficielle, et les solutions repoussent le fardeau plus loin. » En effet, l’ACV évalue différents indicateurs environnementaux comme l’épuisement des ressources et l’eutrophisation des cours d’eau. Cela évite de créer ou d’empirer un autre problème environnemental en tentant de réduire les GES. Hugo Lafrance va plus loin : « J’aimerais voir des offres d’emploi d’architectes qui disent que c’est une compétence recherchée. »
Pour porter ses fruits, l’ACV doit être menée tôt dans le projet, alors que toutes les options quant aux matériaux et au design sont encore sur la table. « C’est là que je vois la responsabilité et le rôle de l’architecte. C’est lui qui fait les choix conceptuels. Il a la vision globale du projet et l’agilité pour considérer la complexité des systèmes », observe Guillaume Martel. La réduction du carbone intrinsèque doit en effet s’arrimer au carbone opérationnel et aux diverses exigences réglementaires. Par exemple, augmenter l’épaisseur d’un isolant pour améliorer la performance thermique et réduire le carbone opérationnel augmente en contrepartie le carbone intrinsèque. Il y a un équilibre à trouver.
« Le rôle de l’architecte pour réduire le carbone intrinsèque est majeur. Il est garant du budget et des objectifs du client, il doit choisir les matériaux, les assembler. Qui d’autre est mieux placé pour avoir un impact et maintenir la pression sur l’ensemble des acteurs du milieu de la construction ? » demande Marie-France Bélec.
Stratégies pour diminuer le carbone intrinsèque

- Ne pas construire et maximiser l’existant en bon état. Des sections de bâtiments sont parfois inoccupées ou utilisées seulement une partie de la journée. Guillaume Martel, architecte et associé chez Provencher_Roy, invite à se poser la question suivante : « A-t-on besoin d’un nouveau bâtiment ou est-ce qu’il y a des espaces vacants qui pourraient répondre au besoin ? » Rachel Horwat observe que « 20 % des immeubles dans le monde ne sont pas utilisés. Si on utilise ces espaces, on évite 20 % de nouvelles constructions. »
- Convertir et rénover un bâtiment dégradé. « Dans notre stratégie “brown to green”, l’idée est d’acheter des immeubles obsolètes et bruns (à mauvaise performance environnementale) pour les redévelopper et les rendre verts, carbone opérationnel net zéro et éviter le carbone intrinsèque d’une nouvelle construction », explique Rachel Horwat, directrice Décarbonation et changements climatiques chez Ivanhoé Cambridge. Elle donne l’exemple du Younghusband Woolstores à Melbourne, d’anciens magasins-entrepôts transformés en immeubles de bureaux par un groupe d’investisseurs dont fait partie Ivanhoé Cambridge. Le Phénix, siège social de Lemay, s’inscrit également dans cette stratégie. « On a fait une ACV comparative entre construire le Phénix à neuf ou rénover le bâtiment existant. La conclusion est que rénover le bâtiment existant a permis de réduire de 86 % les émissions de GES », décrit Hugo Lafrance, associé chez Lemay.
- Si un nouveau bâtiment doit être construit :
- Viser la compacité. Pour une même superficie totale de planchers, un bâtiment de moyenne hauteur demande moins de fondations qu’un bâtiment d’un seul étage et moins d’efforts structuraux qu’une tour étroite et de grande hauteur, illustre Hugo Lafrance. Selon lui, il faut aussi faire attention aux éléments décrochés, qui augmentent les efforts structuraux, et donc le carbone intrinsèque.
- Optimiser les matériaux : « À la conception, les architectes doivent penser à l’empreinte carbone de chaque matériau et réfléchir aux solutions de rechange, suggère Rachel Horwat. Dans le projet T3 RiNo, que nous détenons en partenariat avec Hines, à Denver, on a réduit les émissions intrinsèquesde 38 % avec une structure en bois. » (V. L.)